Dans les milieux sexpositifs ou libertins, des organisateur·rices de soirées et d’ateliers proposent des découvertes sensuelles et/ou sexuelles complètement anonymes. Une tendance pleine de surprises.
Le rendez-vous est fixé à 20 h 10 devant la boucherie d’une place du XIIIe arrondissement de Paris. Quelqu’un·e doit venir chercher Julie. La quadragénaire est attendue dans un appartement niché au sommet d’une tour, pour une soirée Radical Love. Cet atelier, d’une durée de trois heures, consiste à se connecter sensuellement à de parfait·es inconnu·es, en silence et les yeux bandés. Les relations sexuelles et la nudité sont autorisées, mais en rien obligatoires.
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“J’étais clairement excitée, je me voyais effleurer des mains, des torses, mais je n’imaginais pas du tout que je ferais du sexe à proprement parler”, raconte Julie. Une fois à l’intérieur de ce grand espace de coliving, elle se change seule dans une pièce. Une “angel” – une bénévole qui veille à ce que l’atelier se déroule bien – vient ensuite la chercher pour lui bander les yeux et la conduire dans une grande salle matelassée. Elle ne peut pas le voir, mais une vingtaine de personnes attendent déjà sagement assises, les yeux bandés elles aussi.
Solenne, l’organisatrice de l’atelier, fait un rappel des règles de consentement qui s’appliquent durant la soirée. Quelques instants plus tard, les premiers contacts. D’abord un pied vient chercher une main, une main effleure un dos. Les corps s’apprivoisent lentement. “On a moins de signaux, donc c’est important d’y aller en douceur. J’invite systématiquement les participants à utiliser seulement le dos de la main au début”, précise Solenne. Pour Julie, “le plus dur, c’est de se jeter dans le bain. Le premier toucher est un peu électrique, t’aimes ou pas le corps de l’autre immédiatement”. Durant cet atelier, les participant·es ne choisissent pas les personnes avec qui il·elles peuvent se connecter.
“N’oubliez pas que vous ne vous reverrez jamais. Qu’est-ce que vous feriez pour n’avoir aucun regret ?” Solenne, organisatrice des soirées Radical Love
Quelques jours avant ce rendez-vous, Solenne a lu les réponses au questionnaire qu’elle a envoyé aux participant·es : “Je leur demande quelles sont leurs préférences et leur ligne rouge concernant le genre et l’orientation sexuelle des partenaires. J’organise un plan de salle en fonction des réponses. Je le fais en essayant toujours de challenger un peu les participant·es. Si deux mecs hétéros me disent qu’ils sont curieux de tester le sexe avec des hommes, je vais les mettre ensemble. Mon objectif n’est pas de faire des duos qui matcheraient facilement.”
Julie, quant à elle, n’apprécie pas vraiment le corps de son premier partenaire. “Je n’aimais ni son odeur, ni la texture de sa peau, ni ses formes.” “Prenez votre temps, restez à l’écoute de vos envies” : la voix de Solenne guide le groupe. Julie finit par enlacer celui qu’on lui a désigné : “On a uniquement le droit de gémir, la moindre parole est interdite, donc je suis retournée à quelque chose d’animal dans ma façon d’interagir. À un moment, je l’ai même reniflé comme un petit chien.”
Assez naturellement, les participant·es appliquent les règles de communication non verbale que Solenne a enseignées au groupe avant l’atelier. “Si on veut enlever un vêtement, il faut tirer deux fois dessus. Si notre partenaire ne veut pas qu’on le touche à un endroit, il nous tape sur la main ou la redirige”, raconte Julie. L’organisatrice et ses “angels” observent la scène et s’assurent que l’atelier se déroule selon le cadre posé.
Amours politiques
Organiser des Radical Love est devenu un acte quasi politique pour Solenne. C’est au festival Nowhere, la version espagnole du Burning Man, qu’elle a découvert la pratique. “Je me suis rendu compte à quel point ma sexualité était conditionnée. À l’époque, je ne voulais avoir des interactions sexuelles qu’avec un certain type d’hommes, et nos ébats suivaient toujours un schéma prédéfini. Bisous, caresses, pénétration. Durant cette première Radical Love, j’ai interagi avec un mec chauve, un peu grassouillet, typiquement le genre de personne que je n’aurais pas considéré auparavant. J’ai commencé par lui mettre un doigt dans l’anus, sans même l’embrasser ; j’ai écouté uniquement mon envie et la sienne, sans peur du jugement.”
De retour à Paris, elle décide de proposer cet atelier à des membres de la communauté sexpositive : “On a commencé en 2019 et, à ma connaissance, nous étions les premiers. On a fait salle comble dès le début.” Elle finit par lâcher une carrière lucrative dans le monde des start-up pour se consacrer à cette nouvelle activité. “J’ai continué car j’avais l’impression de participer à la déconstruction de certaines normes dans les rencontres amoureuses. La classe sociale, le physique, l’humour ou même l’intellect n’ont plus d’importance. Deux personnes qui se rencontrent durant une Radical Love, c’est juste deux corps qui se touchent, s’apprivoisent sans préjugés. Ce genre de moment ouvre la possibilité d’une connexion très belle, très authentique.”
Julie câline son partenaire, lui roule des pelles. “Je n’avais pas envie de plus avec lui”, commente-t-elle. Une trentaine de minutes se sont écoulées. La voix de Solenne informe les participant·es que leur étreinte va bientôt se terminer et qu’on leur présentera bientôt un·e nouveau·elle partenaire.
“C’est un moment assez étrange, car tu t’apprêtes à dire adieu à une personne avec qui tu as vécu un moment intime” Julie, participante d’une Radical Love
Tu ne la retoucheras jamais et tu ne sauras jamais qui c’était. Tu ressens un mélange de tristesse de la quitter et d’excitation, car tu t’apprêtes à découvrir un nouveau corps”, raconte Julie. Alors que le groupe est resté plutôt sage pour le premier tour, les événements prennent rapidement une tournure différente lors du deuxième. Julie apprécie : “Les gens étaient déjà chauds, alors très rapidement, j’ai entendu des gémissements. Ces bruits m’ont directement mise dans l’ambiance. Ça me plaisait de savoir que des gens baisaient tout autour de moi sans les voir.” Les conseils de Solenne accompagnent son relâchement : “N’oubliez pas que vous ne vous reverrez jamais. Qu’est-ce que vous feriez pour n’avoir aucun regret ?”
Julie écarte les jambes au maximum pour offrir son entrejambe. Elle laisse l’homme inconnu y plonger sa langue. Elle raconte : “Le fait de ne pas voir libère complètement des injonctions. Je m’en foutais de lui faire plaisir ou de passer pour une étoile de mer. Il ne me plaisait pas plus que ça, je n’avais pas envie de m’occuper de lui. C’était un moment très égoïste, je n’ai pensé qu’à ma gueule et à ce que je voulais vraiment, et donc j’ai pris beaucoup de plaisir. Il m’a uniquement léché la chatte et mis quelques doigts. J’ai joui trois fois.”
L’organisatrice de la soirée insiste sur l’importance de s’écouter durant l’atelier, sans se soucier de la réaction de l’autre : “Si quelqu’un ne souhaite aucune interaction et attend que ça se termine assis dans son coin, je ne le vois pas comme un échec. Au contraire, si cette personne a dit non, ça veut dire qu’elle s’écoute sans être tributaire du regard de l’autre. C’est exactement ce que je cherche à transmettre.” Julie s’éclipse de la soirée sans dire au revoir à qui que ce soit : “J’ai quand même l’impression d’avoir appris quelque chose grâce à ce moment. J’ai réalisé qu’en raison de l’importance du physique pour moi, je passais à côté de plein de rencontres et d’expériences sexuelles. Cela m’arrive souvent de me retrouver avec des gens beaux mais avec qui je n’aime pas tellement coucher. J’espère qu’à l’avenir ça ne sera pas le critère principal de mes futures rencontres.” Solenne abonde : “On ne participe pas à une Radical Love pour choper mais pour apprendre sur soi.”
L’autre comme outil de plaisir
Permettre aux gens de vivre leurs fantasmes, c’est le fonds de commerce de Colette Williams (@colette_confesse). Cette “coach en relations amoureuses et en affirmation de soi” accompagne les personnes voulant ouvrir leur couple ou essayer de nouvelles pratiques. Une partie de son activité consiste à guider ses client·es lors de séances de méditation pour les aider à explorer leurs désirs : “Lors de ces moments, je me suis rendu compte que quand je leur demandais de décrire leurs fantasmes, neuf fois sur dix, ils étaient incapables de se figurer des visages. Ils se concentraient sur leur lâcher-prise, sur leur détente, mais pas sur l’apparence”, explique-t-elle.
Accompagnée de Lou* et Benjamin*, Colette organise des goûters coquins centrés sur une pratique différente à chaque édition. Une fois par mois, une quarantaine de personnes, toutes cooptées par le duo, se réunissent, sans alcool ni drogue, le dimanche après-midi dans leur appartement parisien. “L’objectif, c’est de proposer un cadre joyeux et rassurant permettant à tous d’explorer et de concrétiser certains fantasmes récurrents. Le fait de ne pas voir la personne durant l’interaction est quelque chose qui revient souvent dans ce que l’on propose.” Pour leur dernière soirée, il·elles ont mis la barre haut : “C’est une de nos propositions les plus audacieuses”, admet Lou en riant.
Cette fois-là, il s’agissait d’une orgie de pegging à l’aveugle. “On a fait des petits jeux avant, notamment un match d’impro, complètement innocent. C’est important de s’amuser aussi sans sexe pour mettre tout le monde à l’aise”, détaille-t-elle. Ensuite, les personnes voulant se faire pénétrer l’anus à l’aide d’un gode-ceinture sont invitées à aller s’asseoir sur un canapé. Les quarante participant·es se scindent en deux groupes. D’un côté, une vingtaine d’hommes ainsi qu’une ou deux femmes sont partant·es pour se faire sodomiser.
À l’opposé de la pièce, il y a exclusivement des femmes, qui veulent quant à elles pénétrer les volontaires. “J’étais curieux de tenter l’expérience, mais je me sentais assez mal à l’aise de faire une pratique aussi engageante et intime devant tous ces quasi-inconnus, au milieu d’un salon. Complètement sobre, en plus ! Le fait qu’on m’ait demandé de fermer les yeux était très rassurant. Je pouvais me concentrer sur la sensation de ces femmes qui me touchaient”, raconte Matthieu*, un hétéroflexible dans la trentaine.
“En ne voyant pas la tête de l’autre, je suis plus attentive à mes envies” Lou coordinatrice de goûters coquins
Après de longues caresses et des baisers langoureux, les duos ayant envie de faire du pegging ensemble peuvent se prendre doucement la main pour signifier leur intérêt, toujours les yeux fermés pour la personne pénétrée. “Ce n’est pas une pratique très commune, alors en mode orgie, ça peut être carrément gênant. Le fait de fermer les yeux permet de se mettre dans sa bulle, de ressentir vraiment les sensations, sans penser à la tête que l’on fait ou aux gens autour qui nous voient à quatre pattes. Je me suis vraiment lâché grâce à ça.”
Après un orgasme, le ventre encore maculé de son sperme, Matthieu redescend sur terre et ouvre enfin les yeux. Il se présenteà sa partenaire dans un éclat de rire, en lui serrant la main.“C’était reposant de ne faire aucun effort pour avoir du bon sexe. Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait pour qu’on s’occupe de moi. C’était la première fois de ma vie que je me laissais vraiment choisir comme ça, sans faire le moindre effort de séduction”, analyse-t-il, conquis par l’expérience.
Pour Lou, la coorganisatrice de ces goûters, le fait d’enlever la vue de l’équation permet aussi d’avoir un rapport plus sain au consentement. Elle explique : “Je crains souvent de décevoir la personne donc, parfois, je me laisse entraîner dans des interactions que je ne souhaitais pas vraiment. En ne voyant pas la tête de l’autre, je suis plus attentive à mes envies. Je ne vois pas sa déception dans le cas où je lui refuse une caresse ou si une pratique ne me plaît pas. Mes sens sont décuplés, mon corps s’exprime plus facilement. Finalement, j’ai l’impression que l’autre est à mon service, il devient l’outil de mon plaisir.”
Nouki*, un trentenaire pansexuel également présent au goûter pegging, a commencé à explorer le sexe à l’aveugle à 18 ans, dès sa découverte de la sexualité, avec des hommes, dans des cadres beaucoup plus informels. C’est dans des toilettes publiques, rue de la République à Lyon, qu’il a connu sa première expérience : “Je n’y suis allé qu’une fois, c’était en semaine, en pleine journée. Il était connu qu’il s’agissait d’un lieu de cruising.” Un trou creusé à la va-vite dans une cabine faisait office de glory hole. “Je me suis fait sucer et à aucun moment je ne pouvais voir la gueule du mec ; de toute façon, ça ne m’intéressait pas. Ce que je trouvais bien, c’était de décorréler le plaisir du physique. J’avais l’habitude d’aller sur Grindr, et tout ce qui importe sur cette appli, ce sont tes photos. Si tu es trop vieux ou que tu ne corresponds pas aux normes de beauté, tu ne baises pas. Le mec du glory hole s’y prenait bien et c’était la seule chose importante pour moi”, explique Nouki.
Un jour, le trou a été rebouché, puis Nouki est parti vivre à Berlin. Il y a découvert l’univers des dark rooms, ces pièces dédiées au sexe dans des clubs techno, plongées dans l’obscurité. “Aujourd’hui, je suis moins à l’aise avec ces pratiques, j’ai plus conscience des risques de maladies. J’ai aussi eu une mauvaise expérience à l’arrière d’un cinéma à Paris, les interactions y étaient très hard. Désormais, quand je veux faire du sexe à l’aveugle avec des inconnus, je le fais plutôt dans le cadre d’ateliers organisés par des orgas sexpositives. Dans ces espaces, l’accent est mis sur le consentement et le safe sex, ça me correspond plus.” Il fait une pause et ajoute en souriant : “C’est possible qu’un jour, je retourne dans les toilettes publiques de ma jeunesse pour y faire des bêtises. Pour certains vieux, les glory holes, ça reste la seule façon de sucer des bites… Mais j’espère bien ne pas en arriver là !”
* Les prénoms ont été modifiés.
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