Devenu un véritable phénomène sur les réseaux sociaux, le TikTokeur qui répond au nom d’“Abrège Frère” est sur toutes les lèvres. Entre prises de parole et déchaînement sexiste, analyse d’une tendance devenue hors de contrôle.
En pleine ascension sur TikTok depuis l’explosion de son compte fin janvier, Abrège Frère n’en finit plus de faire parler de lui. Son concept, si vous êtes passé·es entre les gouttes de pluie, c’est de résumer en quelques secondes les vidéos de plusieurs minutes d’autres internautes, le tout avec un ton psalmodique, une moue ennuyée et une tasse à la main qui lui sert de gimmick.
Des story time de plusieurs minutes, des essayages de tenues, des jeux en groupe… En apparence, une farce bien construite, mais aussi une manière drôle et concise pour le TikTokeur de contrevenir au business des influenceur·seuses qui font parfois durer leurs vidéos pour les monnayer auprès du réseau social, le programme Bêta TikTok fonctionnant uniquement pour les contenus faisant plus de 1 minute.
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Mauvaise blague ?
Créé fin janvier, son compte TikTok comptabilise déjà plus de 1,2 millions de followers, avec certaines vidéos dépassant les 2 millions de vues. L’engouement est tel que sa phrase fétiche est devenue une expression comme une autre : les tiktokeur·ses se “font abrégés”. Certain·es y voyant une forme de reconnaissance.
Dans une interview pour Konbini, Abrège Frère (son identité civile n’est pas connue) se dit “loin des réseaux” et déroule un storytelling précis pour justifier la création de son compte : fatigué que sa femme reste scotchée sur son téléphone tard la nuit devant des vidéos de story time, il finit par prononcer la fameuse phrase et en faire son concept. Avant lui, trois autres TikTokeurs s’étaient distingués avec l’exact même format : le Coréen @heyitsyoon_ (3,8 millions d’abonné·es), le Turque @uzatmabirader (78 300 abonné·es) et l’Américain @timesaver9000 (2,9 millions). Comme avec Abrège Frère, il suffit de parcourir leurs trois comptes pour s’apercevoir de la prédominance des femmes parmi leurs cibles, sur les 85 vidéos de son compte (à l’heure où nous écrivons ces lignes, ndlr), 54 visent des femmes seules contre 19 pour les hommes seuls.
Faire taire les femmes
Car si le phénomène amuse, il s’accompagne, malgré son créateur, d’un cortège de conséquences délétères pour celles qu’il vise, à savoir en priorité les femmes. Ses vidéos pourtant inoffensives sont ainsi à l’origine d’une toute nouvelle trend : des grappes d’hommes glissent des “abrège frère” dans les commentaires des vidéos d’influenceuses dont ils ne sont ni le public ni la cible, créant de véritables raids en ligne.
C’est ce qu’explique Laurène Levy, vulgarisatrice de différents sujets de société suivie sur TikTok (@laulevy) par 235 000 followers, et qui ne voit dans ces deux mots qu’“une nouvelle manière de dire aux meufs de fermer leur gueule” : “Depuis qu’il fait des vidéos, sous toutes les miennes j’ai des mecs qui viennent me dire 50 fois ‘abrège frère’. Je fais déjà des contenus qui sont très courts, parfois de 50 secondes, je ne vois pas comment faire plus court. On me demande de raccourcir des vidéos où je parle de droit du travail de manière déjà très condensée, ce n’est pas possible !”. Derrière l’envie de secouer la cage dorée des créateur·rices, se cache une embuscade qui vise délibérément les femmes, qu’importe leur contenu.
Ce n’est certainement pas un hasard d’ailleurs si la toute première vidéo d’Abrège Frère doit son succès à une TikTokeuse qui explique ne plus vouloir publier d’images d’elle en maillot de bain après qu’un individu a utilisé une photo d’une de ses amies pour la déshabiller avec une IA et la poster sur des sites pornographiques. Il juge le récit trop long et l’abrège. Dans ses commentaires : “Merci frérot”, “C’est vraiment génial l’intelligence artificielle”, “T’es un génie”…
Lundi 19 février, une story de la TikTokeuse @Nyachan est prise pour cible. Si elle semble bien le prendre et en rire (“FOU RIREEEEEEEE JE ME SUIS FAIT ABRÉGÉ” écrit-elle dans les commentaires), d’autres utilisateurs semblent plus véhéments à son égard : “elle fait trop de la pêche au compliment”, “tu as bien fait de nous l’abréger celle-là”, “refait nous la meuf de Squeezie elle parle trop”. Sous d’autres vidéos de TikTokeuses, des utilisateurs vont jusqu’à mentionner le compte d’Abrège Frère pour qu’il les remarque et les abrège à leur tour. Une blague qui prend des allures de croisade en ligne. Abrège serait leur missionnaire. L’objectif ? Remettre les femmes à leur place et reconquérir Internet. “Les mecs se rendent compte qu’on [les femmes, ndlr] prend beaucoup d’espace sur Internet maintenant, qu’il y a de plus en plus de créatrices, et le patriarcat réagit évidemment en tentant de nous silencier”, ajoute Laurène Levy.
Riposte féministe vs offensive misogyne
Un acharnement que celui derrière le compte ne semble pas pressé d’aborder puisqu’il n’a, à ce jour, fait aucun commentaire sur la polémique, malgré les multiples relances des femmes visées et la multiplication d’articles dans la presse. C’est ce silence qu’a dénoncé l’influenceuse Chloé Gervais dans une vidéo qui lui est directement adressé : “Ce que moi ça m’indique c’est qu’a minima tu t’en bats les couilles que […] les gens qui te suivent et t’adorent ont normalisé le fait de dire à des meufs […] de fermer leurs bouches, et a maxima que t’es un gros misogyne”. Aussitôt mis en ligne, le coup de gueule attire des milliers d’internautes (principalement des hommes) qui en profitent pour se moquer d’elle, de sa manière de parler (un mélange de français et d’anglais) ou de son contenu, “Stp termine la comme il faut !”, “Chloé Gervais c’est la conne par excellence”, “Chloé Gervais quand Squeezie va dire ‘smb slp’ au lieu de ‘suce ma bite salope’”, peut-on lire sur X.
Un harcèlement que la journaliste Salomé Saqué décrit sur son compte Twitter comme ”le symbole du sexisme et de la violence que subissent les femmes sur Internet”.
De son côté, la TikTokeuse make-up @Sibyllete a elle aussi dénoncé les retombées violentes du contenu d’Abrège Frère sur les femmes du réseau, avant de se prendre des tombereaux d’injures : “Je me suis fait insulter de partout ! Des hommes qui me critiquaient sur mon poids, me disaient d’aller faire du sport, parfois même des femmes qui me disaient qu’elles avaient honte de moi et qu’on utilisait le mot ‘misogynie’ à tort et à travers…”. Des réactions virulentes, mais toujours hors-propos selon la créatrice de contenu, qui explique avoir été obligée de masquer certains mots (dont les fameux “abrège frère”) de sa zone de commentaires pour ne plus avoir à y faire affaire. ”C’est de sa responsabilité. Il devrait juste dire à sa communauté que ça va trop loin, c’est simple”, conclut-elle.
Elles n’attendent que ça, qu’il prenne la parole et mette un terme à cette cabale misogyne en se désolidarisant de cette communauté.
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