[Spécial sexe 2023] De façon plus ou moins subtile, le contenu à caractère sexuel se fait une place sur le réseau social chinois au travers d’un cours de yoga ou de petits tutos innocents au premier regard. Beaucoup moins au second.
En scrollant candidement dans le système de recommandation de TikTok, il est assez simple de tomber sur des vidéos d’astuces visant à faciliter le quotidien, en tout cas en apparence. La page la plus connue en la matière s’appelle 5-Minute Crafts. Elle est suivie par près de douze millions d’abonné·es et publie pratiquement une vidéo par jour.
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Sur l’une d’entre elles, on peut apercevoir des pieds sales souiller un tapis blanc immaculé. Ils appartiennent à une femme censée prodiguer de bons conseils pour les laver. Sa recommandation ? Jeter une bombe de bain dans ses toilettes et tirer la chasse d’eau.
La fille de la vidéo n’est pas vraiment là pour donner une astuce
Dans les commentaires, beaucoup de “what the fuck?”. Personne ne saisit le pourquoi du comment, quand un coup de pommeau de douche aurait suffi. Mais ces messages contribueront in fine au succès de la vidéo en accentuant sa visibilité, réseau social oblige.
Pourtant, si on la considère davantage comme un contenu fétichiste que comme un conseil de grand-mère, tout paraît plus clair. La fille de la vidéo n’est pas vraiment là pour donner une astuce, mais pour plaire aux adeptes des pieds, bien content·es de voir des gros plans sur la partie du corps qu’ils et elles affectionnent le plus.
Du soft porn en douce
Il existe ainsi bien d’autres posts malaisants qui ne disent pas leur nom. Une femme fait une vidéo pour montrer comment étaler du coulis sur de délicieux gâteaux ? Ce n’est pas toujours innocent. Un œil averti aura remarqué la façon dont elle frotte lentement le contenant rempli de coulis à de nombreuses reprises, inutilement.
Il se méfiera d’autant plus qu’une voix off joue sur l’edging, cette manière de faire monter l’attente autour du plaisir en feignant un compte à rebours. Un simple dépôt de coulis sur un gâteau qui pourrait prendre dix secondes se transforme ainsi en plusieurs vidéos dépassant la minute.
“Il y a des pépites là-dedans, comme la façon dont elle tient ce vase. Ça vous paraît bizarre, et c’est bien normal, parce que c’est du fétichisme des mains”, selon Lena Rae (lenarae.lh), qui s’emploie à dénicher sur TikTok ce type de soft porn. Des zooms étranges sur les trous d’un papier toilette ou sur des avant-bras s’enfonçant dans un liquide bleuté ? Un phrasé et un timbre de voix suggestifs ? Une scène filmée en caméra subjective ?
Autant d’indices pour Lena Rae, qui s’amuse à donner une note afin d’estimer la probabilité qu’une vidéo ne soit pas neutre et qu’elle ait bel et bien une visée sexuelle. Mais si cette détective s’intéresse spécifiquement à ces tutos qui n’en sont pas, il existe bien d’autres contenus sexualisés cachés sur la plateforme.
Connaître les bons hashtags
Sur TikTok, le contenu sexuel sait se faire soft pour ne pas être banni et profiter en paix d’un réseau social favorisant par nature la viralité. Il est facile de trouver ce type de vidéos en suivant les bonnes pages ou en connaissant les bons hashtags. Vous voulez voir des filles se faire éclater des gâteaux sur le visage ou, encore moins subtil, sur les fesses ?
Tapez #wetandmessy et autres #sploshing. À la clé pour les producteurs : des millions de vues. Sur les pages consacrées au yoga, on a ainsi vu se multiplier des poses explicites, et virales, qui ressemblent davantage à un appel au stupre qu’à une pratique issue de la philosophie indienne.
Ce soft porn peut se résumer à des thirst traps, littéralement des “pièges à soif”. Aussi vieux qu’internet, ces contenus aguicheurs, qui dévoilent juste ce qu’il faut pour respecter les règles d’utilisation des réseaux sociaux, permettent de capter tout de même l’attention des internautes.
“Ces contenus sont le plus souvent des images de corps ‘parfaits’ qui correspondent aux standards de beauté hégémoniques”, pose Dimitra Laurence Larochelle, sociologue des médias et du numérique.
Une modération a minima
Ce n’est pas sans conséquence, selon elle, puisque cela augmente la probabilité de développer une forme d’insatisfaction des spectateur·rices au sujet de leur propre corps, d’autant que TikTok brasse un public plus jeune que d’autres réseaux sociaux.
Bien sûr, il existe plus explicite sur des sites dédiés. Mais le thirst trap offre une autre satisfaction en jouant sur la frustration et sur l’interactivité propre aux réseaux tout en mettant ce qui est caché à la portée de tous et toutes. “Je me branle essentiellement sur TikTok, Twitter et Reddit. Plus besoin de sites pornos en 2022, c’est devenu obsolète”, va même jusqu’à lâcher un internaute dans un forum de jeuxvideo.com, sur lequel chacun·e envoie ses bonnes adresses.
En matière de nudité, le réseau social chinois est intraitable sur le papier
“Nous sommes attentifs aux comportements suggestifs ou relatifs à l’excitation sexuelle, susceptibles de choquer certaines personnes et d’être un risque d’exploitation pour les jeunes.” C’est en tout cas ce que promet TikTok dans ses règles communautaires. En matière de nudité, le réseau social chinois est intraitable sur le papier : ici, pas de place pour les mamelons, les organes génitaux et les fesses.
“Il faut dire que c’est très simple de détecter la nudité, donc facile à mettre en place, affirme Romain Badouard, chercheur français en sciences de l’information et de la communication. C’est l’un des secteurs dans lequel l’IA est la plus performante, elle l’est beaucoup moins pour détecter le cyberharcèlement, par exemple.”
Le recours au shadow banning
Sur le côté explicite des contenus sexuels, TikTok ne laisse donc pas passer grand-chose. En revanche, lutter contre les contenus plus subtils et mis à la portée des plus jeunes n’est pas si simple. Pour modérer ces vidéos douteuses mais ne contrevenant pas toujours à sa politique, le réseau social chinois privilégie le shadow banning, le fait de réduire la visibilité d’un contenu.
Encore faut-il que TikTok veuille vraiment être pro-actif face à cette zone grise. S’assurer de la sincérité de la démarche concernant les contenus à la limite des règles en vigueur est difficile, rappelle Romain Badouard : “Dans la pratique, ces contenus sont quand même parfois recommandés sur la page ‘For you’. Est-ce que c’est volontaire ? On ne peut pas y répondre vraiment.”
Ce qui est sûr, c’est que le sploshing ou le yoga à coups de jambes grandes ouvertes permet de gagner la bataille de l’attention et d’engranger des millions de vues. Pas de quoi empêcher les équipes de TikTok de dormir sur leurs deux oreilles.
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