[Spécial sexe 2023] De dix à mille aiguilles transpercent leur peau, et ils et elles aiment ça. Les adeptes de cette pratique ultra confidentielle révèlent le but de leurs explorations, du plaisir sensoriel à l’élévation céleste.
Balançoire en cuir, croix de saint André, prisme de suspension, table de fessée… Ce samedi soir de mai, les démonstrations battent leur plein à la soirée techno Kink Me, à Saint-Denis, au nord de Paris. À deux pas du dancefloor, une salle carrelée s’est transformée en Disneyland pour adultes adeptes de BDSM, pratique regroupant le bondage/discipline, la domination/soumission et le sadomasochisme. Un fouet a beau claquer à quelques mètres, rien ne perturbe la concentration de Dumby, nom de scène d’un homme de 66 ans allongé quasi nu sur une table de massage. Une femme, elle aussi imperturbable, cheveux rouges relevés et équipée d’une lampe frontale, a les yeux rivés sur le dos du sexagénaire. Diane Killer, performeuse et dominatrice professionnelle de 32 ans, lui plante une à une des aiguilles dans le dos.
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Au bout de trois heures, elle s’arrête à contrecœur à 850. “On devait aller jusqu’à 1000, mais la luminosité est trop basse”, regrette-t-elle. Dumby et Diane sont adeptes de needle play, “jeu d’aiguille” en anglais. Cette pratique marginale au sein du monde BDSM consiste à introduire pour une durée limitée des aiguilles dans le corps du ou de la partenaire. Le needle play, aussi appelé body piercing, fait partie de la catégorie des jeux de douleur, comme la percussion (martinet, fouet, fessée…) ou la torture érotique (pince, cire, ventouse…). Pratique hard, il s’agit aussi d’un jeu sur les limites comme la scarification, l’asphyxie érotique ou les pratiques liées à l’électricité ou au feu.
Le risque principal reste l’infection
“On en fait souvent un big deal, mais j’ai envie de rendre cette pratique accessible”, confie, enjouée, Solenne. Avec son partenaire, cette hétéroflexible de 32 ans organise fin juin une initiation needle play de trois heures. Une dizaine de personnes sont attendues au 30ème Ciel, un lieu de résidence temporaire du XIIIe arrondissement de Paris où nudité et sexualité sont acceptées partout, tout le temps. Au programme de cette soirée à 30 € par tête : démos, tests sur des pêches et exploration. Mais, avant tout, “formation aux règles d’hygiène et de sécurité : il y a du sang, donc des risques”, souligne Solenne.
Le risque principal lié au body piercing reste en effet l’infection, selon un mémoire de l’École des hautes études en santé publique signé Quentin Boucherie. Plus rare, une hémorragie peut advenir si la personne souffre d’un trouble de la coagulation ou suit un traitement anticoagulant. Enfin, les risques fonctionnels ne concernent que les zones de la bouche et la langue.
Des zones à éviter
Pour le piercing génital, l’ensemble des risques est accru. Les règles sont donc claires : la peau doit être désinfectée avant et après, les mains, lavées au gel hydroalcoolique ; chaque aiguille commandée en emballage hermétique et stérile sur un site médical spécialisé doit être utilisée une seule fois, puis jetée dans une poubelle jaune dédiée aux déchets d’activités de soins à risques infectieux. Il y a des choses à éviter : “les yeux, puis en profondeur, les zones proches des organes, enfin celles qui marquent comme les lèvres…” Le reste dépend de la créativité et des envies des participant·es.
Entrer une ou deux fois avec la même aiguille pour faire des vagues, dessiner des motifs : certain·es s’amusent même à lier les aiguilles avec du tissu pour former un corset, ou bien placent des plumes au bout des aiguilles, comme les ailes d’un ange. Vient ensuite le moment favori de Solenne : l’exploration. “J’aime jouer et voir les différentes sensations suivant les zones, confirme-t-elle. À chaque endroit où tu plantes une aiguille, la sensibilité s’active et se diffuse dans un rayon de plus en plus grand. Moi, j’en utilise dix, maximum vingt. Avec ça, tu actives l’ensemble de ton corps. La sensation de toucher est décuplée partout.”
Jouer avec la douleur de l’autre
Si certaines zones comme les cuisses ne font pas mal, selon elle, d’autres peuvent être impressionnantes psychologiquement comme le cou, “une zone très liée à une forme de soumission – il est déconseillé de bouger et même de parler car tu te retrouves à la merci de l’autre”. D’autres, comme “la peau des tétons, très innervée”, sont carrément douloureuses. Ensuite, reste à enlever les aiguilles, étape tout aussi intéressante, soutient-elle. “Tu penses être délivrée, mais ton partenaire peut mener un petit jeu sadique, et prendre le temps de retirer l’aiguille. La triturer, la tourner, temporiser, l’enfoncer… Et jouer avec ta douleur.”
Co-organisatrice des soirées sexpositives les Chatonnades, Solenne n’en est pas à sa première exploration sexuelle. Comme toutes les personnes interrogées, elle n’est pas entrée dans le BDSM par le needle play. “C’est une marge dans la marge, rien à voir avec des pratiques plus courantes comme le shibari [bondage japonais], l’impact [ou jeu de percussion], ou les jeux de rôle… Dans le milieu, beaucoup de gens disent ‘les aiguilles, moi ? Jamais !’ J’imagine qu’ils sont traumatisés par les piqûres chez le médecin, et le sang quand on retire l’aiguille…”, observe-t-elle.
Une pratique de l’instant présent
Le needle play n’est en effet pas un sujet tendance des sites BDSM. Sur le réseau social de référence FetLife.com, le groupe dédié et ses 11 000 membres dans le monde sont bien moins populaires que le groupe “hommes soumis” (150 000 membres) ou “spank you very much” pour les fessées (88 000 membres).
“La pratique du sang a beau être un ‘signifiant majeur du sexe SM’, elle a été bizarrement assez taboue, et pas forcément valorisée, selon le sociologue Sam Bourcier dans son ouvrage Queer Zones. “La peur du VIH dans les années 1980-1990 a mis de côté cette pratique”, retrace Adrien Czuser, ethnologue à l’université Côte d’Azur, à Nice. Pour sa thèse, le chercheur a suivi pendant quatre ans un collectif BDSM d’une quarantaine de personnes en Alsace et en Lorraine, où cette pratique est très développée. Parmi elles et eux, cinq ou six pratiquaient le needle play. “Aujourd’hui, le SM est surtout marqué par la popularité du shibari”, constate-t-il. Tout semble opposer ces pratiques. D’un côté, le shibari, “un SM politiquement correct, sans sang, esthétique, avec une corde”. De l’autre, le needle play, “avec des aiguilles, du sang, une pénétration claire de la peau avec un matériau dur, du métal”, souligne-t-il.
“Via l’intensité, tu ressens très fort ton corps, tu ne peux plus te dissocier. Quand je fais des aiguilles, je suis là, nulle part ailleurs. Il y a comme un goût d’éternité.” Solenne
Longtemps dissociée dans sa sexualité, Solenne loue une pratique ancrée dans l’instant présent : “Via l’intensité, tu ressens très fort ton corps, tu ne peux plus te dissocier. Quand je fais des aiguilles, je suis là, nulle part ailleurs. Il y a comme un goût d’éternité.” Ce moment tranche avec son quotidien très chargé. “Je travaille beaucoup, je m’expose beaucoup, je suis dans le contrôle, avec une énergie très masculine. Là, avec mon partenaire, changer les rôles est extrêmement excitant. Ne plus avoir le loisir de bouger, de m’agiter, de parler. On ne me demande plus rien, uniquement de recevoir. Pour une fois, j’ai juste le droit… d’être”, témoigne-t-elle.
Le lien de confiance avec l’autre est la clé de voûte sur laquelle tout repose. Il faut d’ailleurs établir des codes du consentement et s’accorder sur un signal, comme la double tape. “Contrairement à d’autres pratiques BDSM où tu peux réagir, tu reçois une aiguille dans l’immobilité et le calme, c’est puissant. Ton partenaire t’accompagne avec le regard, le toucher. Il te prend la main, te caresse, te masse en douceur”, précise Solenne. Jamais de rapport sexuel pendant en revanche. “J’aime bien ne pas tout mélanger, ce n’est pas trop le moment pour.”
“Ça me fait bander, notamment quand [l’aiguille] rentre, ça me procure du plaisir.” François*
François*, entrepreneur dans le bâtiment de 58 ans dans le sud-est de la France, a une démarche très différente. Là où Solenne explore tout son corps, sauf son sexe, lui se concentre exclusivement sur son pénis. “On a commencé par 50 aiguilles avec Diane Killer. J’avais une cagoule, je n’ai rien vu avant la fin. Il y a quelques jours, on a remis ça, on est montés à 100. J’ai tout vu, il y en avait partout, sur le gland, sur la verge… Moins sur les testicules.” C’était en pleine journée, François sort d’un chantier. Une bonne heure de voiture, et le voilà dans le donjon de Diane, en Haute-Savoie. Une terre promise, aux dires de cet homme qui se lasse rapidement des choses, y compris des quelques escorts qu’il a fréquentées ces dernières années. Les aiguilles, c’est simple : “Ça me fait bander, notamment quand elle rentre, ça me procure du plaisir.” Ou du moins bander mou, à moitié, pour être exact. Le doute l’a bien effleuré d’arrêter à quelques aiguilles de la fin mais, galvanisé par sa domina, il a tenu à aller jusqu’au bout, jusqu’au chiffre rond.
Connaissez-vous la roulette de Wartenberg ?
“J’ai besoin de défis dans ma vie, je suis un compétiteur. Plus jeune, je faisais beaucoup de sport. Chaque année, je prends des chantiers énormes. Ce que je recherche, c’est la découverte et le défi face à la douleur”, détaille-t-il. Une demi-heure de pique plus tard, la mare de sang transperce une serviette-éponge pliée en deux ou trois. Cette vision ne le dérange pas. La douleur en revanche est vive. “Chaque aiguille dans le gland me donne envie de hurler. Je me mords les lèvres quelquefois…” Vidéo souvenir en poche, François resserre les dents pour enlever les aiguilles cinq par cinq, une opération “quasiment aussi douloureuse que de les mettre”. “On a l’impression que l’aiguille a fait corps avec le pénis”, détaille-t-il.
Après une tape surprise sur son pénis ensanglanté et le passage d’une roulette de Wartenberg (instrument médical de neurologie ressemblant à une roulette à pizza avec des pics), s’ensuivent deux désinfections, une douche, une troisième désinfection, puis des conseils pour poser une crème cicatrisante à la maison. Sa passion a un coût : plusieurs centaines d’euros la séance. Les jours qui suivent, il faut aussi redoubler d’attention pour que la compagne de ce père de famille ne voie pas son sexe, hématome bleu voire noir ambulant pendant une bonne semaine. “On s’évite depuis un moment”, évacue-t-il.
Deux visions de la pratique, plus ou moins génitalocentrée
Solenne et François recherchent des choses opposées dans les aiguilles : ce constat n’étonne pas Adrien Czuser. “Ces deux approches illustrent bien les conflits dans les milieux BDSM contemporains. La vieille école va avoir une approche plus sexualisée, faire une fixette sur les organes génitaux, sans être forcément centrée sur l’orgasme, avec une approche plus rigide quant aux rôles top [dominant] ou bottom [dominé]. La nouvelle génération, avec des personnes plus queer, ni hétéronormative ni homonormative, a une vision moins génitalocentrée du BDSM. Le rôle de switch – le fait de passer de top à bottom – y est plus la norme que l’exception. Ce SM dégénitalisé, plus politique, permet de ne pas utiliser les appareils génitaux et de mener à une autre sensualité.”
Solenne prône d’ailleurs le switch. “Même si je préfère recevoir les aiguilles, il est important de faire les deux, soutient la jeune femme. Dans le BDSM en général, si tu veux savoir recevoir, il faut savoir donner, sinon tu ne peux pas juger.”
“90 % de ménage, 10 % de plaisir”
Quand Solenne s’en tient à 10 aiguilles et François peine à atteindre 100, Dumby explose les records : 1 551 aiguilles posées par Diane Killer à la convention Dole Tatoo Chaux, en Bourgogne-Franche-Comté, en juin. Ensemble, il et elle explorent une pratique particulière : le needle play monumental. Ces pièces artistiques nécessitent un travail d’équipe de plusieurs heures, avec deux assistants pour décortiquer les aiguilles et assurer l’hygiène. Les quatre ou cinq tailles d’aiguille, aux capuchons de couleurs différentes, forment des motifs denses, des courbes, des arabesques, sur le dos ou même sur un flanc ininterrompu du corps, de la cheville jusqu’à l’avant-bras. Le duo espère atteindre 4 500 aiguilles sur le corps “à 360°” en septembre, pour inscrire la prouesse au livre des Guinness World Records. La performance va toujours jusqu’au retrait des aiguilles.
“Il faut que le public voie ça et comprenne que ce n’est pas léger. L’aiguille, c’est 90 % de ménage, 10 % de plaisir”, résume Diane Killer. La technique doit être précise et rapide : “Quand le corps se refroidit, il se rigidifie. On ne prend donc que 5 minutes de pause toutes les 90 minutes, pas plus.” L’aiguille ne perce que l’épiderme, la première des trois couches de la peau. “Je reste en surface, je dépose l’aiguille avec des gants, la fais glisser 1 mm en profondeur et 2 en longueur. Cette technique de main légère et régulière, comme de la dentelle, marque très peu et provoque très peu de sang”, détaille fièrement Diane, qui tourne à 6 aiguilles la minute.
Décoller pour entrer dans le subspace
“Je déshabille l’aiguille de sa violence pour faire du beau, un bijou éphémère. Comme un pinceau, l’aiguille va former d’immenses dessins avec une géométrie sacrée, comme le Cube de Métatron”, expose celle qui comptabilise plus de 60 000 aiguilles piquées en un an et demi. Diane consacre désormais la moitié de son temps à cette pratique. “À Londres, on me rémunère cinq fois plus qu’ici pour une performance. Le needle play est plus répandu là-bas, comme en Allemagne”, note-t-elle.
Quand elle parle de la performance de Dumby, Diane n’évoque plus son “soumis” ou son “client”, mais un “partenaire”, un “champion” : “Il entre en ultra-concentration, et décolle dans un autre état, le subspace”, état de transe lors d’une soumission. De sa voix fluette, Dumby acquiesce : “Les aiguilles me sortent de mon univers actuel. La douleur demande une sorte de maîtrise de soi. Sur une session de quatre ou cinq heures, je me concentre, je m’évade, les deux à la fois.” Dumby a ses trucs à lui : si vous le voyez ouvrir les yeux, il lâche prise. S’ils sont fermés, il cherche à se reconcentrer.
“Maintenant, je veux exploiter ce que j’ai au fond de moi. Là, c’est comme une troisième vie où j’ai la volonté de faire ce que je n’ai pas pu faire avant. Diane va chercher cette petite lueur de puissance en moi.” Dumby
“Je pense à un sujet soft pour que mes pensées soient lisses comme la pratique et ne me contractent pas.” Le retraité hétéro, ex-employé en contrôle de gestion d’un grand groupe français, est dans le “maso pur, dans la douleur”. “Je suis cérébral, j’ai une pratique assez asexualisée du SM, résume-t-il. Peut-être que dans ma vie passée, je n’ai pas assez accepté les choses avec courage. Je me suis limité pour mes enfants, j’ai voulu les protéger et ne pas prendre de risques. Maintenant, je veux exploiter ce que j’ai au fond de moi. Là, c’est comme une troisième vie où j’ai la volonté de faire ce que je n’ai pas pu faire avant. Diane va chercher cette petite lueur de puissance en moi.”
Les deux complices s’accordent à parler d’une œuvre d’art, où Dumby serait la toile. “Le needle play met en valeur des corps qui ne le sont pas forcément dans une sexualité hétéronormative”, abonde l’ethnologue Adrien Czuser. “Un homme bisexuel que j’ai suivi, victime de grossophobie, vivait par exemple cette pratique comme un ‘empouvoirement’. Devenu canevas, il s’est trouvé désirable.” Le résultat s’apprécie de manière fugace, une minute pas plus, et il faut déjà retirer les aiguilles avant que le corps ne refroidisse. Après désinfection, débute une seconde œuvre, celle de la marque éphémère massive. Les plaies cicatrisent, mais pour Solenne, François et Dumby, l’envie reste. Intacte.
* Son prénom a été modifié.
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