La zone interlope historique est-elle toujours à la hauteur de sa réputation ? Notre reporter tout-terrain Michael Petkov-Kleiner l’a arpentée, en quête de plaisirs.
Pigalle, je connais plutôt bien. Dix-sept ans que j’y traîne, et je ne compte plus le nombre de fois où j’y ai fini la tête dans le caniveau. En général, je m’y pointe pour me mettre des mines mais, ce coup-ci, je compte débouler à Pigalle pour une autre raison : le cul. J’ai eu un éclair de génie : je me suis dit qu’il y avait sans doute moyen que je m’y tape un petit plaisir solitaire, que ça me changerait sûrement de Pornhub, qu’il fallait bien que je teste ce trip onaniste une fois dans ma vie. Après tout, Pigalle n’est pas qu’un lieu d’inspiration soûlographique, c’est aussi et surtout, historiquement, le “quartier chaud” de Paris, la zone interlope de la débauche et du sexe. C’est tout du moins sa réputation.
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Je suis un mec consciencieux. Avant de me lancer dans cette tribulation masturbatoire, je contacte des spécialistes de la question pour avoir des tuyaux. J’appelle un gars qui s’appelle Paul Bauer, un historien populaire, guide-conférencier du quartier et auteur du bouquin Montmartre 9e arrondissement (Sentiers du Livre, 2020).
Un sacré lascar celui-là, avec sa voix rauque de fumeur de Gitanes Maïs : “Pigalle, pour moi, ça a été un lieu de péché. Après mon divorce dans les années 1970, je n’ai pas toujours été un gentil garçon. J’ai traîné avec des voyous, des dealers, des braqueurs, des prostituées… Pigalle est devenu un endroit de luxure au XVIIIe siècle, sous le règne de Louis XV. À cette époque, Pigalle, c’était une plaine verte. Il s’y est alors bâti des petites maisons que l’on appelait ‘les folies’. C’était des baraques où les aristos batifolaient avec les actrices et les courtisanes. Au XIXe siècle, les mœurs ont changé, les filles ont tapiné dans les brasseries littéraires. Ensuite, il y a eu les cabarets comme Le Chat Noir, Le Moulin Rouge, le Divan Japonais où a été créé l’effeuillage. Les bourgeois venaient prendre du bon temps là-bas. Après, entre les années 1920 et 1950, Pigalle a appartenu aux Corses. Et dans les années 1970, avec la révolution sexuelle, il y a eu un boum des cinémas pornos, des sex-shops et des peep-shows.”
OK, très bien, mais ça ne me donne toujours pas mon tuyau quant à mon ambition de plaisir solitaire. Il fulmine : “Mais Pigalle, c’est mort maintenant ! C’est un attrape-touristes, une façade. Bon, au pire, tu peux toujours aller à l’Atlas, le dernier cinéma porno de Paris.” Merci du conseil.
Des bruits de ceintures qui cliquètent
La nuit tombe, je prends la ligne 2. Arrêt Pigalle. Je monte les vingt-trois marches qui me font sortir de la bouche de métro et, en arrivant sur le terre-plein, je ressens une impression très familière : une fois ici, je ne sais jamais à quelle heure je vais rentrer chez moi, car tout finit toujours par partir en vrille. Pour me donner un peu de courage, je passe à mon QG – le Pigalle Country Club – et bois quelques pintes. Puis je remonte la rue, direction l’Atlas, 20, boulevard de Clichy. Je fais gaffe à ne pas me faire écraser par les bus de touristes, je slalome entre les vendeurs de souvenirs et me retrouve devant mon objectif.
Coincé entre Bouillon Pigalle et un McDo, l’Atlas est le dernier rescapé de la grande époque des cinémas pornos du quartier, puisque, en 1980, on en comptait plus d’une quinzaine. Et le rescapé tire un peu la gueule, avec ses néons jaunes fatigués et sa devanture rouillée sur laquelle est peinte une pin-up. Les gens dans la rue me matent comme si j’étais un pervers : je m’en fous, je rentre.
Au guichet, un type me dit que c’est 11 balles. En liquide. Je paie. Il vend aussi du poppers, j’achète un flacon, au cas où. Les portes de la salle du cinéma grincent et, immédiatement, je suis envahi par les odeurs âcres de sueur, d’haleine pourrie, de pisse et de glands mal lavés. Dans la pénombre, je m’installe sur un siège en skaï gluant. Sur l’écran, un bon gros film de boules avec pour bande-son des mélodies niaises faites au DX7. J’entends des voix masculines derrière moi. Des râles, des toussotements, des respirations essoufflées. Des bruits de ceintures qui cliquètent. Bref, je ne vais pas vous faire un dessin, les quelques péquins dans la salle se branlent.
“Je passe devant le Sexodrome, ‘le plus grand sex-shop du monde’”
Quatre rangées de sièges plus loin, je vois un mec se faire sucer par une nana à l’épaisse chevelure blonde. Il a l’air de bien prendre son pied. Pas moi. Ce n’est pas que je fasse preuve de mauvaise volonté, mais l’ambiance générale ne m’excite pas des masses. Je reste encore quelques minutes et puis je me casse, j’ai envie de pisser. Dans un couloir, je croise la meuf blonde – en fait un mec, qui essaie de remettre sa perruque. Je lui demande où sont les toilettes. Il me dit gentiment qu’il faut descendre les escaliers.
J’arrive dans des chiottes où les exhalaisons d’urine sont tellement fortes qu’elles en deviennent ammoniaquées. J’ai fait mon temps. Et pour me nettoyer les narines, je m’envoie trois ou quatre shots de poppers. Euphorie. Dilatation. Je passe devant le Sexodrome, “le plus grand sex-shop du monde”. Juste à côté, il y a un petit love store tout mignon qui vend des gaufres en forme de chattes ou de bites. Je prends une vulve, sauce Nutella. J’arpente alors le boulevard de Clichy, en sniffant régulièrement du poppers. Je fais tomber du Nutella sur mon T-shirt, putain, je ressemble à un schlag.
Complètement à l’ouest, mes yeux sont attirés comme des mouches par les enseignes lumineuses des sex-shops. Je trouve que leurs noms dégagent une certaine poésie : le Pussy’s, le Toys Palace, le Point G, le Galactica, le Fantasy Sex, le New Girls, le Rebecca Rils… On se croirait à Las Vegas. Sans le Viva. La foule dans les rues est de plus en plus bourrée et compacte, et ça parle dans toutes les langues.
Je m’arrête comme un con devant la porte d’un “Live Show, Table Dance, Lap Dance”. Un bar à filles, quoi. Une petite rabatteuse qui a un look d’ado mais qui doit tirer dans les soixante piges m’alpague. Elle me dit : “Tu viens faire un tour à l’intérieur, mon gars ?” Ce genre de spot quand t’es parisien, c’est un peu comme la tour Eiffel, tu n’y mets jamais les pieds. Mais là, tant qu’à faire, pourquoi ne pas essayer ? Je paye 10 boules pour entrer, on m’offre direct un verre de gin to’.
Cabine individuelle ou collective ?
À l’intérieur, il y a trois filles à moitié à poil et un gros Boris qui a des bras comme les pylônes du périph. Je m’installe à une table. Une meuf se pose devant moi, me dit qu’elle s’appelle Melissa, me demande ce que je fais dans la vie. Je lui réponds : “Plein de choses.” Melissa a un string ficelle qui lui rentre entièrement dans les fesses et elle me fait comprendre que je l’“intéresse”. Elle me dit : “Alors beau gosse, c’est quoi ton budget ?” Elle se frotte à moi, je lui réponds “10 balles”, ça casse son élan. Elle continue : “Tu sais, tu peux retirer des sous à côté. Pour 100 euros, je te fais une danse, tu me touches pas. Pour 200 euros, tu peux me doigter. Et pour 250, on baise.” D’acc. Je respecte les TDS, mais la prostitution, c’est clairement pas ma came.
Faut que je me casse de ce merdier. Boris me fait les gros yeux, je dis que je reviens plus tard, que je vais retirer des thunes. La vieille ado rabatteuse veut m’accompagner au distributeur, je la sème en piquant un sprint. Purée, le poppers commence à me faire sérieusement mal au crâne.
Ma mission de prendre du plaisir avec ma main gauche à Pigalle s’éloigne de plus en plus sûrement. Mais je suis quelqu’un de borné, je sais qu’avec de la volonté et de l’espoir, on arrive toujours à ses fins. La providence me refait passer devant le Toys Palace et ma vue, devenue moins floue, me permet de lire “cabines individuelles et collectives disponibles à l’intérieur”. On y est. Je pousse la porte. Le vendeur est à moitié en train de dormir avec un bout de sandwich collé sur la joue. Il sursaute. Je suis son seul client. Il a l’air sympa, je lui cause un peu.
“Le business a changé, les gens n’ont plus d’argent, et internet a foutu un sacré bordel” Vendeur au Toys Palace
Il me raconte sa vie : “Ouais, ça fait vingt ans que je suis là, et ce que je peux te dire, c’est que ce n’est plus comme avant. Le business a changé, les gens n’ont plus d’argent, et internet a foutu un sacré bordel. Maintenant, ils commandent leurs sextoys sur Amazon. Pareil pour les films pornos, les gens les regardent chez eux sur les plateformes de cul. En plus, le Covid nous a mis un coup sur la tête, la clientèle a encore plus diminué. Pour te dire, ce que je vends le plus, c’est le poppers. Vraiment, c’est un métier en train de mourir, il y a de plus en plus de sex-shops qui ferment, ils seront tous remplacés par des épiceries et des fast‑food.”
Avant que son magasin ne soit remplacé par un Burger King, je le questionne sur le tarif des cabines. “40 euros l’individuelle, 10 la collective.” 40 balles, c’est trop cher pour moi. Il rétorque : “T’inquiète pas, tu peux aller dans la collective, il y a personne. Viens, suis-moi.” Au sous-sol, il m’invite à m’asseoir sur l’un des sièges molletonnés du cinéma de poche (propre). Il se tire en me souhaitant une bonne séance.
Sur l’écran, apparaît alors le nom du DVD : Bang My White Ass. Pour faire simple, ce sont des actrices qui s’amusent avec des “big black cocks”. Ça squirte, ça suce, ça pénètre, ça fait des plans à trois et des doubles pénés. Le moment est peut-être venu pour moi de mettre enfin mon poignet en action. Trop de poppers ? d’alcool ? d’émotions ? de fatigue ? ou tout simplement de gêne ? Rien n’y fait, mon membre est aussi mou que du beurre qu’on aurait laissé au soleil. On dirait une petite larve repliée sur elle-même.
Il est minuit passé, et je décide d’aller me jeter quelques verres dans le sud de Pigalle. Sur le chemin, je repense à la discussion que j’avais eue avec David Dufresne, auteur de l’excellent documentaire Le Pigalle, une histoire populaire de Paris. Avant que je me lance dans cette excursion nocturne, il m’avait dit : “Le déclin du Pigalle du sexe a vraiment commencé dans les années 1980, avec le porno sur Canal+, le Minitel rose. Les gens n’avaient plus besoin d’aller là-bas pour chercher ce qu’ils désiraient. Et il y a eu aussi le sida, l’héroïne, la crise économique… Dans les années 2000, il y a aussi eu la folie immobilière, la gentrification du quartier. Les anciens bars à filles sont devenus des bars branchés. Le Pigalle que j’ai connu – pas seulement celui du sexe, mais aussi celui des clubs alternatifs, de la musique, de la culture – a disparu. Pigalle est une marque qui s’est aseptisée.” Depuis que je fréquente ce quartier, tous les cinq ans j’entends le fameux : “Ici, c’était mieux avant.”
Pigalle ne cesse de mourir, mais sa mort est plutôt la projection des fantasmes des différentes générations qui y ont vécu. En vérité, au-delà de la carte postale, je suis convaincu que Pigalle est bâti sur un cimetière d’Indiens fous – ou plutôt d’Apaches. J’en suis à ces réflexions quand, fouillant mes poches, je m’aperçois que le flacon de poppers s’est ouvert et que le liquide inflammable a imbibé mon pantalon… Et merde !
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