Que deviennent les désirs, l’érotisme, le sexe lorsque l’on attend, seule, un enfant ? La journaliste et autrice Judith Duportail raconte son expérience.
“Tu veux aller où ce soir ? Les étoiles ou sous l’eau ?” Tous les soirs, depuis plus d’une semaine, nous avons rendez-vous. Un vrai rendez-vous, un rendez-vous ni prévu ni explicité, mais attendu.
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On s’écrit avant de dormir. On se raconte comment on se baiserait sous l’eau dans une épave de sous-marin, dans la mousse des vagues, comment on dévierait dans les étoiles sa main sur ma nuque, avant de découvrir une ville suspendue derrière les nuages, puis de rebaiser en haut d’un gratte-ciel.
La grossesse comme une expérience sensuelle et sexuelle
Chaque soir, je me demande si c’est le soir où il va me dire : “Allez, Julia, dis-moi qui tu es vraiment, rencontrons-nous, je veux te voir.” Je cherche à repousser ce moment le plus possible.
Il croit que je m’appelle Julia, pas Judith. Il ne sait pas que, quand je lui écris, je suis parfois interrompue par un coup de pied qui vient de sous ma peau et que je dois laisser passer quelques secondes. Le temps de me ressaisir, et de me rassurer (“Tu as bien le droit”). J’ai passé une grande partie de ma grossesse à sextoter sous un faux prénom.
Avant la lourdeur du troisième trimestre, j’ai expérimenté ce que décrit un grand nombre de femmes : un pic extrême de ma libido
Au cours de mon deuxième trimestre, au moment où les nausées se calment, et avant la lourdeur du troisième, j’ai expérimenté ce que décrit un grand nombre de femmes : un pic extrême de ma libido. La féministe espagnole María Llopis milite pour qu’on reconnaisse la grossesse comme une expérience sensuelle et sexuelle.
“Il ne me semble pas que les enfants soient conçus dans l’utérus par hasard, écrit-elle dans Maternités subversives. Ces mêmes utérus qui bougent quand on est excité·e·s et qu’on a un orgasme. […] Nous sommes des êtres sauvages, sexuels et brutaux. Depuis notre naissance. […] Et la maternité est une façon de vivre notre sexualité sauvage.”
L’orgasme vient très vite, parfois presque par surprise
Pendant cette période, les femmes enceintes ont 50 % plus de sang dans le corps, avec un afflux vers les zones intimes. Ce qui fait que l’orgasme vient très vite, parfois presque par surprise, sous la douche par exemple – en tout cas pour moi. Cette libido exacerbée s’est accompagnée de fantasmes totalement inattendus.
Comme s’il n’y avait plus de frontière entre le sexuel et le reste du monde : mon désir a pris de nouvelles formes, mon corps est devenu érogène. Et je n’ai eu qu’une idée en tête : qu’on me recouvre entièrement, doucement, de mousse à raser. J’ai passé des heures à regarder des vidéos d’éponges mousseuses en salivant. Je me suis sentie comme ces hommes que j’avais jugés si étranges parce qu’ils bavaient devant des photos de pieds.
Mon énergie érotique inventait de nouveaux chemins pour se déployer
Enceinte, j’ai découvert le fétichisme et l’appétit brûlant, presque incontrôlable, pour une pratique dont personne (ou presque) ne saisit pleinement la charge érotique. Je pense pouvoir expliquer pourquoi.
À force de me retrouver régulièrement à poil devant des gynécos et de suivre des cours de préparation à l’accouchement m’expliquant comment mon sexe allait se dilater, mais aussi en voyant mes seins se gorger de lait, je crois que j’ai inconsciemment désinvesti ma sexualité génitale. Et ce fantasme de mousse à raser aurait pu être n’importe quel autre fantasme : c’est mon énergie érotique qui inventait de nouveaux chemins pour se déployer.
Le poids des tabous
Seulement voilà, j’ai expérimenté ce pic de libido et de fétichisme en étant célibataire. Car j’ai conçu mes jumeaux via une PMA avec l’aide d’un généreux donneur. Fatiguée de ne pas rentrer dans les schémas traditionnels et rêvant de devenir mère, j’ai décidé de séparer ma vie amoureuse de ma vie de mère. J’en suis très heureuse.
Mais comment faire, pendant ce temps très spécial de la grossesse, ce moment où ma vie de femme et ma vie de mère se déroulent au même endroit, sous ma peau ? Très concrètement : qui diable allait me recouvrir de mousse ? Ou avec qui déjà dirty-talker autour de mon fantasme ? Mes camarades de PMA avaient toutes des approches différentes de leur vie intime pendant cette période.
Toujours ce même ordre hérité de la dichotomie entre la maman et la putain
Loin des représentations stéréotypées et misérabilistes des mères célibataires. Certaines s’éclataient et faisaient des rencontres, d’autres continuaient à être proches d’hommes connus auparavant, d’autres étaient bloquées. Ce sont en tout cas les seules avec qui j’ai pu échanger librement sur le sujet.
Dès que j’ai tenté de parler de drague ou de flirt enceinte autour de moi, j’ai senti le poids du tabou. On me répondait systématiquement : “Tu vas voir, tu vas penser à autre chose pendant deux, trois ans”, “Tu verras plus tard, tu n’auras bientôt plus le temps d’y penser”, sur le même ton affirmatif. À tel point que j’ai fini par comprendre : ces mots ne sont ni un conseil ni une prophétie. Ils sont un ordre. Un ordre hérité de la dichotomie entre la maman et la putain.
Un reflet de la misogynie de la société
C’est ce bon vieux Freud (toujours lui) qui a théorisé cette division. Pour les psychanalystes, il est difficile pour les hommes hétéros, voire impossible pour les moins matures d’entre eux, d’aimer les femmes qu’ils désirent et de désirer les femmes qu’ils aiment. À cause du tabou de l’inceste. Désirer une mère n’est jamais trop loin de désirer SA mère.
La mère doit donc rester un être non sexué – notre idéal sociétal de mère est quand même la Vierge Marie, enceinte sans avoir eu de relation sexuelle. Les sciences sociales et les féministes déplorent l’existence de cette dichotomie, qu’elles reconnaissent, et proposent une autre explication. Elle est le résultat de la misogynie de la société.
Une question revenait souvent : “Comment je sais que t’es pas trans ?”
On apprend aux hommes hétéros à mépriser le féminin tout en cherchant à être en relation avec les femmes. Léane Alestra consacre son dernier livre Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? (JC Lattès, 2023) à cette dissonance cognitive. Pour les féministes, dont nous sommes, cette dissonance n’est pas un état de fait immuable mais une construction sociale que nous pouvons dépasser.
Alors, en attendant la révolution, j’ai décidé de ruser. Je me suis inscrite sur deux sites plutôt explicites, avec une vraie photo de moi, mais de dos et portant une perruque rose. Et je n’ai jamais mentionné ma grossesse. Parmi mes matches, beaucoup ont insisté lourdement pour avoir de réelles photos. Une question revenait souvent : “Comment je sais que t’es pas trans ?”, comme si correspondre avec une femme trans était la pire chose qui pouvait leur arriver.
Ceux-là ont vite dégagé. D’autres, ceux qui m’intéressaient, se sont piqués au jeu. Et puis, prise à mon propre piège, j’ai senti qu’il y en avait un qui se démarquait. Hier soir, dans une dimension qui n’existe que dans nos imaginations, on a même fait un plan à trois avec un pirate sur un bateau échoué sur une île déserte, et le ressac des vagues mousse, mousse encore et me recouvre entièrement.
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