Des décennies de violence ont laissé de profonds traumatismes dans la population. Une partie de la jeune génération est devenue accro au “pain porn”. Reportage à Bagdad et à Bassora.
Kerada, quartier cossu de Bagdad, une jeune femme est allongée sur son lit dans l’obscurité de sa chambre. Dehors, le soleil tape sur une grande couverture ornée de fleurs, placée devant la fenêtre. Une ambiance rosée flotte dans la pièce. Mina1 fulmine quand les pages internet peinent à se charger sur son ordinateur en raison d’une connexion wifi chancelante. Une femme apparaît enfin sur l’écran. Ses poignets sont attachés au plafond. Elle porte un bâillon boule. Son corps est nu et ses talons touchent à peine le sol. Un homme en combinaison de latex noire se tient devant elle, puis, sous le regard inquiet de sa partenaire, il lui fouette les fesses plusieurs fois. “Je regarde du pain porn plusieurs fois par jour. Je me masturbe beaucoup en regardant des films de ce type”, explique sans timidité la jeune Bagdadie de 29 ans.
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Cheveux attachés en queue de cheval, T-shirt moulant, pantalon noir taille haute, elle officie comme assistante dans une clinique privée de la capitale irakienne et, comme de nombreux et nombreuses ami·es né·es dans les années 1990, elle n’envisage pas sa sexualité sans violence. Le pain porn est donc devenu son critère favori dans la barre de recherche de son navigateur. Soumission, coups, étranglement, mais aussi scénarios alambiqués, accessoires et tenues sophistiqués, Mina est exigeante. Selon le site d’information saoudien Al-Arabiya, “pain” (“douleur”) est le quatrième mot le plus recherché par les internautes irakien·nes sur des sites pornographiques après les classiques critères de mensurations, de couleur de peau ou de cheveux. Mina est formelle, le phénomène connaît un véritable boom en Irak.
Des poils pubiens à la télévision
En 2003, les États-Unis invoquent l’existence d’armes de destruction massive – chimiques et nucléaires – en Irak et forment une coalition pour envahir le pays et mettre un terme au règne de Saddam Hussein. L’Irak vit alors coupé du monde autant par un régime dictatorial, qui pratique sans scrupule la violence de masse, que par un embargo instauré depuis 1990 à son encontre. L’arrivée des G.I. change la donne pour ce pays coincé entre l’Iran, l’Arabie saoudite et la Syrie. Une soif de liberté d’expression et de consommation gagne l’Irak.
Les rares chaînes de propagande du parti Baas (qui disparaît en Irak avec la chute de Saddam Hussein) cèdent la place à des programmes venus du monde entier par satellite. On zappe la télé irakienne comme on feuilletterait le catalogue de La Redoute. Il y a de tout : des prêches religieux venus d’Arabie saoudite où de vieux barbus soporifiques récitent le Coran, des télénovelas d’Amérique latine, du catch, des documentaires animaliers et… des chaînes pornographiques.
“Mordre, griffer, gifler, frapper…, si un mec ne me fait pas ça, je n’ai pas de plaisir”
Longtemps habitués à la moustache broussailleuse de Saddam Hussein, les foyers irakiens découvrent alors avec stupeur les poils pubiens. Mina a alors 13 ans. Ce sera sa première vision de la sexualité. “Je me souviens qu’il y avait de nouvelles chaînes étrangères dédiées à la prostitution du type ‘Si tu veux une fille comme ça et de tel pays, appelle ce numéro’. Une copine avait l’habitude de m’inviter chez elle et on regardait ces programmes en boucle. On aimait ça, on ne savait pas pourquoi, mais on avait ce désir. Mon amie apportait du vinaigre dans des verres pour faire comme si c’était du whisky, parce qu’on voyait des mecs avec des verres d’alcool sur ces chaînes libertines.”
Quatre ans plus tard, à 17 ans, elle mate son tout premier film et va jusqu’au bout du spectacle. “Des amies m’ont conseillé de m’y mettre pour découvrir comment faire pour avoir un orgasme. Après ça, j’ai voulu aller plus loin. Je voulais quelque chose de plus enivrant, plus fort et violent. Je me suis donc rapidement tournée vers le pain porn. Je voulais devenir une professionnelle au lit.” Mina ne vient pas des quartiers riches de Bagdad, décrivant sa famille comme très conservatrice : une femme ne peut choisir librement son compagnon, et le sexe – grand tabou – n’est envisageable qu’après le mariage.
“Le sexe violent est pour nous un refuge”
En théorie, il n’est d’ailleurs pratiqué que pour procréer et non pour le plaisir, comme le recommandent les imams conservateurs de l’islam chiite ou sunnite. Malgré le risque d’être rejetée par sa famille – ou, pire, d’être abattue par un de ses membres –, cette célibataire dit vivre aujourd’hui une vie sexuelle très active, en cachette. Sans gêne, elle détaille, sourire aux lèvres, tous les actes de soumission et de violence que son copain lui fait subir dès qu’il et elle peuvent se voir. “Mordre, griffer, gifler, frapper…, si un mec ne me fait pas ça, je n’ai pas de plaisir”, énumère la jeune femme avec aplomb. Le pain porn a complètement modifié ses habitudes et son rapport au sexe.
Mais, par-delà les films, visionnés sur des plateformes américaines, c’est du côté de la violence même de la société irakienne et des multiples guerres qu’il faut chercher l’origine de son goût pour la douleur sexuelle. “Le sexe violent est pour nous un refuge. Nous aimons ça car notre quotidien est dur et nous sommes obligés de vivre et d’agir avec cette réalité.” De la première guerre civile entre 2006 et 2009 aux luttes interminables contre Al-Qaida puis l’État islamique, la jeune femme a perdu huit membres de sa famille. “La guerre est là, avoue Mina. Même si nous ne voulons pas qu’elle entre dans notre vie sociale, c’est peine perdue”, concède-t-elle.
Rien qu’à Bagdad, au plus fort de la présence d’Al-Qaida, entre 2006 et 2010, environ dix à vingt attentats suicides frappaient chaque jour des innocent·es. “Moi, je préfère quand les choses sont dures. Un des mecs avec qui j’ai eu des relations était soft et romantique. Je lui ai demandé d’être agressif et de me frapper durant nos rapports”, explique Mina. Myriam, une amie présente dans la pièce, abonde : “Nos vies ne sont qu’un rapport de force constant. Observez la rue : les gens ne se parlent pas, ils se gueulent dessus. Il y a une telle violence en chacun de nous. La plupart de mes amies n’ont pas eu de parents qui s’aimaient, par exemple. En réalité, beaucoup se tapaient dessus. Notre sexualité violente est un exutoire à cela.”
Soraya nous donne rendez-vous au second étage d’un café au style américain rétro du nord de Bagdad. Elle tend une main molle, puis se rassoit timidement. Gloss rose sur ses lèvres brillantes, elle demande : “Alors, que voulez-vous savoir ? Combien de fois par semaine je regarde du pain porn ?” Elle hoche la tête puis lance : “Vous devriez me demander plutôt combien de fois par jour.” Le fouet et les menottes font partie de son quotidien : Soraya est une grande addict.
Des mœurs réprimées avant 2003
Cette étudiante de 26 ans en management économique dit en consommer plusieurs fois par jour. “Depuis que nous sommes nés, nous ne voyons que de la violence, y compris dans nos relations avec nos parents. Même au sein des couples que nous connaissons, nous ne voyons pas une femme et un homme, mais des gens qui se battent, se crient dessus, se parlent agressivement. L’acte sexuel chez nous ne peut donc être quelque chose de très romantique, mais plutôt d’extrêmement violent.”
La première expérience de pornographie de Soraya se fait sur DVD juste avant l’invasion américaine. Le disque est sans couleur, sans cover, sans écrit – anonyme. “J’étais petite, je savais qu’il y avait un truc interdit dessus. Par curiosité, j’ai regardé.” À l’époque, Saddam Hussein renforce la répression contre les mœurs dites déviantes, qui ne respectent pas les interdits de l’islam. Les rares cafés underground proposant des séances de visionnage pornographique sont traqués.
En Irak, on a l’habitude de dire que, pour faire fermer la concurrence, une dénonciation pour pornographie suffit. “Avant 2003, il n’y avait quasiment rien et il était extrêmement difficile de se procurer du matériel pornographique (magazines, vidéos, etc.). Le régime de Saddam Hussein réprimait violemment la pornographie, la prostitution et le proxénétisme”, explique Loulouwa Al-Rachid, chercheuse au Carnegie Middle East Center de Beyrouth, un important think tank.
La libéralisation soudaine de la société irakienne après l’invasion américaine démocratise la pornographie dans les foyers. Soraya se souvient : “Après l’invasion américaine, le porno est devenu plus commun. Il y avait plus de CD, puis après c’est arrivé sur nos smartphones. Avant, seuls les mecs pouvaient regarder du porno car ils pouvaient s’arranger pour en trouver, mais après 2003, les filles ont regardé également des films car il était plus facile pour nous d’y accéder.”
“La santé psychiatrique est un concept qui n’existe pas en Irak”
Même si elle dit n’en avoir jamais parlé à sa mère, dans son entourage, le visionnage de pain porn tourne à plein régime. Soraya dit qu’il est majoritaire parmi ses amies et qu’il est une des rares sources d’initiation à la sexualité. “On s’est initiées aux pratiques violentes ou de soumission. Les habits en cuir, c’était nouveau. On ne savait pas non plus que les relations lesbiennes étaient possibles…”, se souvient-elle. La jeune femme avoue aimer se faire violenter pendant ses rapports sexuels.
Plus qu’un extra utilisé avec parcimonie, les étranglements, les coups, le fouet, le menottage, les griffures, les morsures ou claques sont devenus des incontournables pour l’étudiante. “Maintenant, je bloque systématiquement le moindre mec romantique ou soft au lit, rigole-t-elle. Notre pays est en guerre depuis des années. Dans le Coran aussi, il est écrit qu’il faut contrôler, se battre, tuer. L’islam est une religion violente. La société dans laquelle on vit contrôle et nourrit nos désirs.”
“Personne ne sait quoi faire de sa tristesse ou de sa colère”
Dans son article “À propos de la violence ‘irakienne’. Quelques éléments de réflexion sur un lieu commun” (dans la revue A contrario de janvier 2008, en ligne sur Cairn), la chercheuse Loulouwa Al-Rachid rappelle : “La guerre a tué, mutilé, ou transformé […] des centaines de milliers d’Irakiens, et n’a épargné aucun aspect de leur vie : les choix de carrière, les études, les trajectoires familiales, les relations entre hommes et femmes.”
Rory travaille en tant qu’interne dans un hôpital de Bassora, ville située au sud-est de Bagdad. Il y a quelques mois, la jeune femme est passée par le département psychiatrie. “Il était presque toujours vide : la santé psychiatrique est un concept qui n’existe pas en Irak. Personne ne sait quoi faire de sa tristesse ou de sa colère. On apprend aux hommes à être forts et à traduire cela en violences physiques ou verbales.”
La mort même s’est banalisée
Elle raconte une édifiante anecdote : un jour, une mère de famille vient solliciter son département pour un soutien psychologique et, surtout, une écoute. Elle est reçue par la jeune étudiante et plusieurs de ses collègues. La patiente se plaint d’être frappée durant ses ébats sexuels par son mari. “Une des internes avec qui je bossais lui a lancé : ‘Et alors, tu es chanceuse !’” Rory se rend compte avec surprise qu’elle n’est pas la seule à aimer la violence sexuelle. “J’en ai parlé après avec mes amies, et elles m’ont avoué qu’elles aussi regardaient du pain porn. C’est populaire ! Toutes me disent que ça les apaise. Vous savez, la valeur sexuelle d’une personne ici se mesure à son degré de violence et de dureté.”
Le gore et l’extrême violence ont infiltré ainsi la vie sexuelle d’une grande partie de la jeune génération irakienne. La mort s’est même banalisée. Rory, comme des millions d’enfants irakien·nes, n’a pas été épargnée par les expériences choquantes. Elle se souvient d’une nuit de combats entre les forces de Saddam Hussein et les Américains. Ce soir-là, le bruit des balles, des avions et des bombardements secoue les ténèbres de son voisinage situé dans la province de Dhi Qar.
“Je pense que la violence dans le sexe et les pornos que nous regardons, c’est une suite logique, un outil pour sortir toute notre rage”
Au petit matin, elle suit sa mère pour aller à la boulangerie du coin. Horreur : “Il y avait des cadavres partout.” Ces images la hantent encore. “Je pense que la violence dans le sexe et les pornos que nous regardons, c’est une suite logique, un outil pour sortir toute notre rage.”
Pour Rory, le fait de regarder du pain porn n’est pas un tabou dans ses conversations avec ses copines. Pendant longtemps, elle s’est demandé si elle était la seule à avoir développé ce goût pour la sexualité violente. “On en parle ouvertement ensemble. Mes amies qui en regardent me disent toujours qu’elles se sentent plus sereines après. Comme si on avait besoin d’extérioriser ce trop-plein à travers le sexe.”
La guerre est encore passée par là
Sur les bords du Chatt-al-Arab, dans un ancien palais luxueux de Saddam Hussein, le docteur algérien Wesam al-Radiny, 50 ans, reçoit en blouse blanche. L’homme travaille dans un hôpital de suivi médical des blessés de la guerre contre Daech. Civils et miliciens viennent ici à l’abri des regards. L’an prochain, un complexe spécialisé dans la prise en charge psychiatrique ouvrira ses portes.
“Nous n’avons pas de telle structure en Irak. Ce sera une première, nous allons expérimenter.” Wesam reconnaît que l’Irak est en retard dans le domaine, au vu de la violence et des traumatismes qu’a subis le pays. “J’ai lu dans une étude qu’il fallait au minimum trois générations pour effacer la plupart des traumas. Nous n’avons toujours pas ici la moindre génération qui ait vécu la paix, et il y a eu tellement de guerres…”
Abbas, 33 ans, en T-shirt bleu, bagues aux doigts, a choisi le hall de l’ancien Sheraton de Bagdad pour se livrer. Une grande statue, au regard meurtri par le temps et le mauvais entretien, pleure des gouttes d’eau. Les lustres dorés sont gris de poussière. La guerre est encore passée par là.
Ce fonctionnaire aux Affaires étrangères peut en témoigner. Un jour, une explosion retentit à l’extérieur de son lieu de travail. Abbas se précipite dehors : “Il y avait ce pick-up avec une famille… Tout le monde était mort, sauf un mouton à l’arrière qui n’arrêtait pas de gémir. Depuis que nous sommes nés, il n’y a que ça en Irak…”, soupire-t-il.
Une femme, bandeau sur la bouche, maquillage ruisselant sous ses larmes
Le jeune homme nous prie de le suivre dans une salle annexe où de petits canapés en cuir noir fatigués sont éclairés par quelques faibles lampes. Il nous raconte que sa première expérience avec la pornographie remonte à ses 11 ans. Le mari de sa tante était alors colonel dans les services de renseignements. Abbas raconte que le haut fonctionnaire avait des passe-droits et dissimulait d’étranges cassettes vidéo.
“J’avais l’habitude d’aller chez ma tante et d’explorer leur maison. Un jour, j’ai passé une de ces fameuses cassettes, et vous connaissez la suite…” Il sort son smartphone et présente quelques films, sans gêne apparente, qu’il prend plaisir à regarder ces derniers temps après le travail. Une femme, bandeau sur la bouche, maquillage ruisselant sous ses larmes, est à quatre pattes. Une silhouette lui tire les cheveux. “Depuis que nous sommes nés, nous n’avons connu qu’un enchaînement de guerres. La violence s’est infiltrée partout : à la télévision, dans nos familles, dans la rue… Nos vies sont anormales, nous avons donc des rapports sexuels extrêmes.”
“En Irak, le corps est depuis longtemps le champ des violence”
Le succès de ces représentations à l’écran n’est évidemment pas anodin et ces images alimentent sans doute à leur tour la violence des hommes vis-à-vis des femmes. Selon l’Unicef, entre 2020 et 2021, la violence basée sur le genre (VBG) a augmenté de 125 %, dépassant les 22 000 cas dans tout l’Irak. Environ 1,32 million de personnes (75 % de femmes et d’adolescentes) sont exposées à différentes formes de VBG, 77 % des incidents étant liés à la violence domestique, qui aurait augmenté pendant la pandémie de Covid.
Un constat inquiétant, d’autant que l’Irak n’a actuellement pas de loi sur les violences conjugales. Le code pénal de 1969 punit les attaques physiques entraînant des blessures corporelles d’au moins un an de prison, mais considère la punition d’une femme par son mari comme un droit légal. Selon une statistique des Nations unies, 46 % des femmes actuellement mariées en Irak ont été exposées à au moins une forme de violence psychologique, physique ou sexuelle de la part de leur conjoint.
Hardy Mede, chercheur irakien du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) rattaché à l’université Paris 1, nous explique : “En Irak, le corps est depuis longtemps le champ des violences. Dans la société, il est admis que l’éducation, la punition ou encore l’amour peuvent passer par la violence physique des corps. Même le code pénal permet à l’homme de corriger sa femme par des moyens coercitifs, dont notamment des coups de fouet. Cette normalisation juridique de la violence dans l’intimité des couples a un impact évident.
C’est pourquoi la sexualité est aussi sujette à cette extrême violence. Elle ne peut pas en être épargnée dans un tel contexte. La société irakienne traverse depuis quarante ans de nombreuses guerres. On en a fait l’apologie à la télévision pendant des années. Je me souviens que, pendant la guerre Iran-Irak, on montrait les cadavres et les supplices faits aux soldats iraniens. Je crois que l’émergence d’Al-Qaida et de l’état islamique a eu aussi des conséquences immenses.
Toutes leurs vidéos trash très scénarisées ont laissé des traces dans l’inconscient collectif. Tout cela a grandement infusé dans la société irakienne. Ajoutez à cela la misère sociale et économique, et il est évident que les gens ne peuvent pas avoir des relations sociales normales. Les Irakiens s’invectivent facilement, ils peuvent être facilement colériques, ils sont sur les nerfs. Il y a une tension perpétuelle qui se traduit évidemment dans les rapports sexuels.”
1. Les prénoms ont été changés.
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