Si les conversations et représentations hypersexualisées
ont toujours eu cours dans le milieu hospitalier comme
un antidote à l’omniprésence de la mort, comment les
regarder aujourd’hui, à l’heure de MeToo et d’une prise de
conscience d’un pouvoir patriarcal tout-puissant ?
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Dans la réserve, entre les stocks de compresses et de masques chirurgicaux, Alex et Izzie s’embrassent fougueusement. Très rapidement, la seconde lance au premier d’un ton impérieux : “Enlève ton pantalon.” La suite, on la devine aisément : entre deux visites de patient·es, vite fait bien fait, les deux médecins vont avoir une relation sexuelle. Cette scène issue de la série Grey’s Anatomy est représentative de l’imaginaire collectif entourant le milieu hospitalier, régulièrement dépeint dans les œuvres culturelles comme un monde ultra-sexualisé où les rapports furtifs entre soignant·es rythment les longues et difficiles nuits de garde.
Pourtant, de l’avis des principaux·ales concerné·es, la réalité n’est pas forcément aussi olé olé – d’autant que, comme le dit avec humour Margaux, infirmière depuis sept ans, “la grande majorité des chirurgiens ne ressemble pas au docteur Mamour” (et, vous en conviendrez aisément, c’est bien dommage). “En vrai, les réserves servent plus à pleurer qu’à coucher !”
Ces mots sont ceux de Marie, infirmière dans la région parisienne depuis une dizaine d’années. Si la jeune femme ne nie pas qu’il puisse y avoir “des jeux de séduction et des couples qui se forment, comme dans tout milieu professionnel”, elle assure que cette vision attachée à leurs métiers relève du mythe. Un avis partagé par Léa*, aujourd’hui médecin généraliste après plusieurs années d’externat et d’internat dans divers hôpitaux de l’ouest de la France : “Quand bien même on en aurait envie, on n’aurait pas le temps !”
Entre mythe et réalité
Certes, plusieurs personnes que nous avons interrogées mettent en avant quelques anecdotes sulfureuses : là, un préservatif usagé retrouvé dans les toilettes des soignant·es ; ici, un médecin et sa secrétaire surpris·es en plein rapport sexuel dans le bureau du premier ; un interne couchant régulièrement avec une infirmière mariée (tout en la trompant dans le même temps avec l’une de ses collègues)…
Mais tout cela serait très loin d’être la norme, à part peut-être à l’occasion des grosses teufs dans les salles de garde des internats pour les étudiant·es en médecine, les lieux étant en général recouverts de grandes fresques à caractère pornographique : “À l’internat, oui, il y a du sexe, dit Léa. Mais je pense que ce n’est pas tant lié aux médecins en soi qu’au contexte : si c’était soixante élèves en journalisme, dont la plupart célibataires, qui vivaient tous·tes ensemble dans une sorte de colocation géante, j’imagine que ce serait la même chose !”
“Dans mon service, ils sont tous portés sur le cul, la bite et compagnie : chaque occasion est bonne pour tout ramener au sexe.” Marine, infirmière
Cela dit, toutes s’accordent globalement sur un point : à l’hôpital, il n’est pas rare que les conversations tournent autour du sexe, notamment à l’initiative des (vieux) médecins. “Dans mon service, ils sont tous portés sur le cul, la bite et compagnie : chaque occasion est bonne pour tout ramener au sexe. J’ai le sentiment que c’est pour relâcher la pression, c’est une sorte d’exutoire, je pense que c’est beaucoup pour dédramatiser notre quotidien où l’on voit toute la journée des gens qui sont malades ou en train de mourir”, explique Marine, infirmière depuis un peu moins de dix ans.
Et d’ajouter : “C’est aussi peut-être lié au fait que l’on est au contact de gens nus toute la journée.” Margaux partage ce constat : “Forcément, on a un rapport au corps un peu libéré, c’est très cru : quand tu es face à des sécrétions corporelles diverses et variées toute la journée, tu ne vois plus les choses de la même façon. Même si ça n’est pas majoritaire, et heureusement, ça nous arrive donc d’entendre des blagues bien lourdingues, comme le ferait ton tonton Michel lors d’un repas de famille.”
La culture carabine en 2021
Selon la jeune femme – et d’après toutes les autres intervenantes de cet article –, s’ils se sont faits plus rares depuis quelques années, notamment avec l’émergence de MeToo, de tels propos émaneraient surtout de médecins âgés et bien installés. Problème : une telle ambiance où les “blagues de cul” sont légion, le tout sur fond de rapports de domination, participe d’un contexte général où le harcèlement sexuel, et plus généralement les violences sexistes et sexuelles, est banalisé (voir l’enquête publiée en mars 2021 par l’Association nationale des étudiants en médecine de France, laquelle met en exergue le fait que 32 % des élèves en médecine ont été victimes de harcèlement sexiste ou sexuel, 15 % rapportant en outre avoir subi une agression sexuelle).
Léa, pour qui cet enjeu est essentiel et mérite de façon urgente d’être pris en charge, abonde dans ce sens : “Il y a des médecins dont tout le monde sait qu’ils ont un comportement inapproprié, et tout le monde se tait. C’est un truc qui est acquis : ils ont été formés ainsi et forment à leur tour leurs internes de cette façon. Je me souviens d’une fois au bloc où un chirurgien d’une cinquantaine d’années ne faisait que harceler son interne, lui posant plein de questions sur sa sexualité : ‘Alors, tu as 28 ans ? Moi, à 28 ans, je baisais tout l’internat, et toi ? Combien de mecs tu baises ?’ Évidemment, l’interne n’a pas osé répondre : cet homme était son supérieur, et, à l’issue de l’internat, il y a des postes en jeu à l’hôpital. Si tu gueules, tu ne deviendras pas chef de service.”
Gageons que la journaliste Cécile Andrzejewski ne serait pas étonnée par un tel témoignage : en 2019, elle publiait Silence sous la blouse (Fayard), une longue enquête consacrée à l’omerta entourant les violences sexistes et sexuelles à l’hôpital. L’autrice, qui décrit le milieu hospitalier comme “un monde à part” très hiérarchisé et où les hommes, bien moins nombreux que les femmes, occupent les postes de pouvoir et sont protégés par leur direction et par leurs pairs, explique comment la “culture carabine” propre aux hôpitaux joue un rôle délétère :
“A l’issue de l’internat, il y a des postes en jeu à l’hôpital. Si tu gueules, tu ne deviendras pas chef de service.” Léa, médecin généraliste
“On va trouver ça normal de manger dans des salles de garde avec des dessins porno aux murs représentant des chefs ou d’anciens chefs de l’hôpital, de demander à tout le monde de se déshabiller. » Comme l’a expliqué la médecin et anthropologue Emmanuelle Godeau, « cette tradition carabine [“carabin” désignant un étudiant en médecine] remonte au XIXe siècle, à une époque où tout le monde mourait dans les hôpitaux, autour de l’idée selon laquelle il s’agissait de décharger la tension de cette manière. Par ailleurs, à l’époque, il n’y avait pas de femmes médecins.”
Le poids des représentations
Mais, comme le rappelle Cécile Andrzejewski, “cette culture perdure encore en 2021, comme si les techniques médicales et la société n’avaient pas évolué et que l’on ne pouvait pas faire autrement – alors que si, évidemment : il y a une différence entre décompresser et harceler les gens. C’est quelque chose qui est vécu de façon très violente par toutes les personnes qui ne veulent pas entrer dans ce moule-là, ou du moins toutes celles qui ne sont pas perçues comme entrant dans une certaine norme, laquelle est tout de même très hétérosexuelle et très patriarcale”.
Selon la journaliste, la relativisation de ces violences est ainsi souvent de mise, celles-ci étant minimisées au regard du contexte professionnel – “De quoi je me plains ? Des gens meurent toute la journée autour de moi” –, mais aussi des conditions de travail “dramatiques” au sein des hôpitaux publics français, lesquelles peuvent servir de prétexte pour que rien ne change.
Margaux ne dit pas le contraire, prenant l’exemple d’un vieux patient qui, un jour où elle était agenouillée pour lui enfiler des bas de contention, avait appuyé sur sa nuque, comme si elle lui faisait une fellation : “Tu vas avoir tendance à te dire qu’il est malade, en position de faiblesse, et donc à l’excuser.”
C’est que le “fantasme de l’infirmière” reste bien présent, comme en témoigne d’ailleurs l’existence de nombreux pornos abordant cette thématique (un petit tour sur Pornhub, et voici qu’émergent les films L’infirmière a eu une longue journée et a besoin de sucer ta queue et avaler le sperme et même L’infirmière te soigne du Covid). Marie, pour qui cette situation “vient sans doute du fait que l’on prend soin des patients”, se remémore ainsi comment un homme l’appelait avec délicatesse “Marie-couche-toi-là”, ou un autre qui insistait lourdement pour qu’elle reboutonne son pantalon.
“Il s’agit d’un métier majoritairement féminin, qui a longtemps été exercé par des religieuses mais aussi parfois par d’anciennes prostituées.” Cécile Andrzejewski, journaliste
Marine, elle, évoque des érections impromptues chez certains patients au moment des soins – ce qui, cela dit, peut relever d’une réaction physiologique – ou d’autres faisant exprès de faire tomber des objets par terre pour regarder sa poitrine – “Alors qu’on est habillées comme des sacs : en vrai, ce n’est pas du tout sexy une infirmière !” La jeune femme se souvient également d’une agression sexuelle subie alors qu’elle était en stage :
“Je faisais la toilette d’un petit vieux qui était en chambre double avec sa femme, et il a glissé ses mains entre mes cuisses pour remonter à mes parties intimes. Je l’ai incendié. Sa compagne à côté criait ‘Mais qu’est-ce que tu fais ROBERTTT’, et vu comment elle a réagi au quart de tour, son mari ne devait pas en être à son coup d’essai. Bref, c’était trop triste.”
“Il s’agit d’un métier majoritairement féminin, qui a longtemps été exercé par des religieuses mais aussi parfois par d’anciennes prostituées. Les infirmières sont donc historiquement sous la coupe de toutes ces représentations charriées sur elles, celles de femmes qui doivent se donner corps et âme pour un métier censé être leur sacerdoce, leur raison de vivre. Résultat, leurs conditions de travail totalement inacceptables ne vont choquer personne”, analyse Cécile Andrzejewski, qui rappelle comment, au-delà des soignantes, ce sont “toutes les personnes qui ne sont pas en haut de la pyramide” qui pâtissent d’une telle situation : agentes d’entretien, secrétaires… et évidemment les patientes. Lesquelles peuvent, en outre, aussi développer une sexualité à l’hôpital : l’anecdote contée par Marie concernant une dame recevant tour à tour dans sa chambre son amant et son conjoint, on vous la racontera une prochaine fois.
*Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée
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