Populaires dans la communauté gay depuis les années 1970, les backrooms dédiées aux lesbiennes sont depuis toujours quasi inexistantes. De rares initiatives, à Paris, Grenoble ou Nîmes, tentent aujourd’hui de faire des adeptes.
À la Machine du Moulin Rouge, à Paris, alors que les corps dansent à demi nus sur de l’electro, un couple monte sur scène et se glisse discrètement derrière le grand rideau du fond. Tout à coup, le tissu tombe en vue d’une projection sur écran, révélant à la salle deux culs nus en train de s’échauffer. “C’était bien cocasse”, se souvient Rag, DJ et membre du collectif lesbien Barbi(e)turix qui organise les soirées Wet for Me. “Dans nos soirées, on encourage la liberté des corps. À chaque fois, on retrouve des filles en train de baiser dans des coins… Elles s’autocréent leur backroom.”
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Les backrooms, ces arrière-salles de boîte, bar ou sauna où il est possible d’avoir des relations sexuelles à deux ou plusieurs, sont nombreuses dans la communauté gay. Une bonne centaine d’établissements en proposent d’après le Syndicat national des entreprises gaies (Sneg & Co). Mais côté lesbien, bi et trans, c’est le désert, ou presque. Depuis 2022, à Paris, Grenoble et Nîmes, deux collectifs et une association ont créé des backrooms en mixité choisie, sans hommes cisgenres, qu’ils soient hétéros ou homos. Mais au sein d’une communauté souvent intimidée, qui ne connaît rien aux backrooms, tout reste à construire.
De Whatsapp aux dykerooms
Oriane, 28 ans, a décidé de lancer son propre modèle avec Ceyla, une copine de fac. L’une est à Grenoble, l’autre, à Paris. Fêtardes, les deux amies butinent mais ne s’y retrouvent pas. Les soirées techno hétéros ou gays, où les backrooms sont testostéronées, ne les convainquent guère. Les soirées lesbiennes sans backroom et les soirées sexe BDSM où le son n’est que secondaire, non plus. Ensemble, elles créent en avril 2022 le collectif de soirées techno lesbiennes et queer Dyketopia (“dyke” signifiant “gouine” en anglais), qui rassemble à Paris et à Grenoble un public majoritairement lesbien, mais aussi bisexuel, pansexuel, transgenre…
D’abord un groupe WhatsApp où elles n’étaient qu’une poignée, Dyketopia est vite passé à des événements mensuels regroupant jusqu’à 600 personnes. Cette année, la moitié proposait des “dykerooms”, ces backrooms en mixité choisie. Aux murs froids des backrooms, elles préfèrent le cosy aménagé : néons violets, tissus aux murs et matelas à même le sol avec draps et coussins. Deux règles pour entrer : pas d’hommes cis, évidemment, et pas de chaussures. Des bénévoles arborant un brassard “care” passent pour vérifier que tout se passe bien mais ne filtrent pas l’entrée pour éviter le mégenrage. “On explique à chaque personne en amont, à la billetterie, qui peut entrer dans la dykeroom”, précise Oriane.
“Au début, malgré le soutien des gérants, on avait l’impression de s’intégrer dans un territoire qui était acquis aux gays” Luc*, homme trans de 29 ans
Léa*, photographe de 22 ans du nord de Paris, en avait sa claque : “À chaque fois que je voulais coucher en backroom, le projet était avorté. Il y a un jeu de regards permanent venant d’hommes cis. Qu’ils soient gays ou non, c’est oppressant. Ils monopolisent l’espace, ça reste très boysland”, explique-t-elle. En 2021, elle découvre la mixité queer lors d’une soirée cul Tapage aux Caves Saint-Sabin, à Paris : “Une fille que j’ai chopée sur le dancefloor m’a glissé : ‘Je connais un endroit.’ Passé la porte, deuxième surprise, une copine à elle nous attendait”, rit-elle. Rien ne déconcentre alors le trio des caresses, mordillements, doigts et baisers qu’elles échangent, pas même “l’odeur forte d’humidité” de la cave ou “les discussions de défoncés autour, qui prenaient du GHB”.
Depuis, Léa et sa copine profitent des dykerooms pour investir leur “bulle”. “La première fois, ma copine pensait que ça serait rapide et bestial, mais on a fait comme à la maison. Les respirations et les cris de jouissance des gens qui nous entourent en plus. Je peux enfin expérimenter”, se réjouit‑elle.
“Il faut parfois jouer des coudes pour créer cet espace”, explique Luc*, homme trans de 29 ans. Depuis l’automne 2022, l’association nîmoise L’Arène des Fiertés, dont il fait partie, organise au Dancin’, un bar associatif LGBTQI+, la L-party. La backroom, d’ordinaire réservée aux hommes, leur était inaccessible. “Au début, malgré le soutien des gérants, on avait l’impression de s’intégrer dans un territoire qui était acquis aux gays, qu’ils avaient un peu de mal à céder, même momentanément. Les regards étaient curieux et déplacés. Maintenant, une personne fait le piquet devant la porte de la backroom”, détaille Luc. Dans cette petite pièce de huit mètres carrés avec une lumière rouge et un simple banc, Luc peut enfin coucher avec sa compagne, quand il·elles ont plusieurs fois été “jeté·es” de backrooms en mixité.
“L’espace se négocie”
À deux pas des ébats, des préservatifs internes et externes et des digues dentaires sont proposés par Aides, l’association de lutte notamment contre le sida. Aussi, de nombreuses participantes à la L-party ont souhaité se tester sur place en effectuant un Trod [Test rapide d’orientation diagnostique], réalisé en quarante minutes par l’équipe d’Aides pour repérer VIH ou hépatites.
“Contrairement aux HSH [hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes], plus informés et moins réceptifs à notre offre, le public FSF [femmes ayant des relations sexuelles avec des femmes] paraît moins informé mais plus réceptif”, note Élodie Attia, animatrice réduction des risques chez Aides. À côté de pailles pour sniffer et de kits d’injection, une machine infrarouge permet aussi d’analyser tout produit psychoactif parmi les drogues les plus communes dans un cadre festif.
“L’espace se négocie, confirme la sociologue Sarah Jean-Jacques, autrice d’une thèse sur l’expérience des lesbiennes dans les espaces publics à Paris et cofondatrice de l’Observatoire de la lesbophobie. Contrairement aux gays qui s’inscrivent de manière durable dans l’espace urbain, les lesbiennes s’ajustent aux contraintes spatiales et négocient constamment leurs accès à la ville. Le temps d’une soirée, elles s’approprient et “lesbianisent” des espaces d’habitude hétérosexuels.” L’héritage est lourd et silencieux : elles ont historiquement été invisibilisées. “Il y a un impensé social. Encore aujourd’hui, une sexualité indépendante des hommes est difficile à envisager. Le lesbianisme a d’ailleurs été très peu réprimé, les lesbiennes n’ont pas été concernées par la pénalisation de l’homosexualité dans le Code pénal jusqu’en 1982”, rappelle la sociologue.
Les lesbiennes n’ont pas eu de lieux de drague et quasiment pas de lieux dédiés pour sortir
Pourquoi les backrooms sont-elles si nombreuses chez les gays et si rares chez les lesbiennes ? Depuis les années 1970 et 1980, elles font partie intégrante du gay cruising, comme certains parcs, jardins, aires d’autoroute, quais de Seine, pissotières ou backrooms privées. Les lesbiennes, de leur côté, n’ont pas eu de lieux de drague et quasiment pas de lieux dédiés pour sortir. “On rasait les murs, j’ai été frappée plein de fois dans la rue”, se remémore la photographe Nicole Miquel, 68 ans. Cette “lesbienne dure”, comme elle aime se définir, a tenu trois bars lesbiens iconiques à Paris, entre 1991 et 2004 – en 2022, les éditions Corridor Éléphant publiaient d’ailleurs dans Affichées ses portraits des femmes qu’elle y a connues.
À Perpignan, ce no lesbian’s land où elle a grandi, les soirées entre femmes se résumaient à la confidentialité d’un appartement, à six ou sept maximum. Nicole débarque à Paris en 1986, “comme beaucoup de filles aujourd’hui, pour échapper à ce qui se passe en province”. Avec son allure punk, ses cheveux rasés, son blouson en cuir et ses bas résille, elle détonne et ne se voit pas fréquenter les deux rarissimes lieux lesbiens de l’époque : le Katmandou, boîte de nuit mythique des années 1970, “fréquenté par les bourgeoises” et La Champmeslé, ouvert depuis 1979 et qui a résisté depuis à la fermeture.
Bien loin des Années folles
On est loin, très loin du faste des Années folles et de la figure de la garçonne, quand cabarets, cafés et bars fréquentés par des lesbiennes à Paris ou Berlin étaient légion. Le Berlin des années 1920 n’en dénombrait d’ailleurs pas moins d’une cinquantaine, rapporte le documentaire Lesbiennes, quelle histoire ? de Marie Labory. Aujourd’hui, il n’y a qu’une demi-douzaine de bars lesbiens, tous à Paris, contre plus de trois cents établissements gays en France, rappelle le Sneg & Co.
Dans les années 1990, avec sa partenaire, Nicole Miquel ouvre El Scandalo à Bastille, où la DJ Sextoy a fait ses débuts et qui a vu Virginie Despentes mener des lectures trash sur ses sets. En 1996, ce sera Les Scandaleuses, dans le Marais, dont la cave, une ex-backroom de club gay, est alors réhabilitée en salle d’expo. “Pourquoi on irait en backroom ? Comme si on ne pouvait pas avoir de sexualité sans ?, s’agace Nikki (son nom de nuit). Les rares initiatives de backrooms que j’ai vues chez les filles n’ont pas du tout marché. Baiser dans le noir, l’inconnu… Nous, ça nous fout la trouille, les gays, ça les excite. Notre sexualité n’est pas aussi immédiate. On n’a pas peur de baiser, mais on a besoin de temps, ce n’est pas ‘je te vois-je bande’, soutient celle qui voulait surtout à l’époque “une visibilité, une sécurité”.
La sociologue Sarah Jean-Jacques complète : “Les nombreuses précautions qu’elles doivent prendre quand elles se déplacent seules et le harcèlement public qu’elles expérimentent en ville structurent leurs pratiques et leurs usages des espaces publics de manière bien différente.”
“Les lesbiennes n’ont pas les codes de la backroom, ce n’est pas dans notre culture” Sacha*, psychologue lesbienne de 24 ans
Sacha*, psychologue lesbienne de 24 ans, observe : “Les lesbiennes n’ont pas les codes de la backroom, ce n’est pas dans notre culture.” Selon elle, en soirée, deux espaces s’opposent : “Sur la piste de danse, les meufs savent comment draguer. Jeudi, par exemple, une meuf m’a fait un sourire, un regard, un compliment. On s’est rapprochées et chopées. Mais dès que tu passes les portes de la dykeroom, les filles sont gênées, comme si elles ne savaient plus comment proposer ou demander, contrairement aux gays.” Les ébats qu’elle a vus étaient timides, quasi inaudibles, souvent à deux : “Elles se doigtent, discrètement, mais il y a très peu de cunnis, parce que ça implique d’enlever son bas et d’exposer son sexe”, note celle qui n’a pourtant “jamais autant joui qu’en backroom”.
Certain·es plaident pour créer leurs propres espaces. “Des caractéristiques des backrooms gays comme l’aménagement de l’espace en labyrinthe, le noir peuvent être un facteur d’excitation pour les gays mais synonymes de peur de la rue et de peur d’être violée pour des personnes AFAB [assignées femmes à la naissance], note Lou Liesse, qui a cofondé le collectif Monts et Merveilles en 2021, pour remettre de la sexualité dans les soirées gouines et trans”. Pour Dyketopia, Monts et Merveilles a aménagé un soir une dykeroom en conséquence. “Plus cosy, avec plus de lumière… On invente des décors qui font davantage appel à l’érotisme lesbien qu’à l’érotisme gay”, analyse Lou Liesse.
Un apprentissage
Mais une fois l’espace créé, encore faut-il que les lesbiennes l’investissent. “Si on dit seulement ‘allez-y, faites du sexe’, ça ne marche pas. Il faut prendre par la main, amener vers la sexualité”, poursuit la lesbienne non binaire de 37 ans. Aux soirées de Dyketopia comme à d’autres, cela passe par des ateliers : un cercle de parole autour du consentement, des exercices pratiques pour s’exprimer de manière non verbale, des jeux de rôle… Quitte à se réapproprier les codes gays.
“Un jour, après la lecture d’un témoignage d’un homme trans sur sa première expérience en backroom, on a proposé un atelier drag king pour se travestir en personnages gays en backroom : voyeur, novice, hyper-habitué… On a fait un packing autour du sexe, un bandage autour des seins, et tenu le personnage pendant une ou deux heures, sans parler. Avec ce jeu de rôle, les femmes et personnes trans ont pu rentrer dans la peau d’un homme gay. On essaie aussi de réhabiliter le côté voyeur. Comme lesbienne, on est sans cesse l’objet du voyeurisme des hommes cis. On installe toujours des chaises pour inviter à prendre cette position.”
Dany*, 30 ans, considère qu’il est temps de briser la glace et de préparer une introduction. À une soirée de Dyketopia, elle a mené un atelier “action ou vérité”, puis un atelier “tableau vivant”, où plusieurs personnes devaient créer une pose érotique ensemble. “Il faudrait s’inspirer des soirées sexe en non-mixité PlayNight [organisées entre 2009 et 2019] et des actuelles soirées de Monts et Merveilles. Les ateliers deviennent facilement des orgies, tout le monde est à l’aise, c’est génial à voir, s’émerveille-t-elle.
“Les backrooms de Dyketopia font envie, reconnaît Rag de Barbi(e)turix. Pour l’instant, on n’a pas tenté parce que nos soirées rassemblent entre 1 500 et 2 000 personnes. Il faudrait des soirées de plus petit format pour que les filles se sentent toujours en sécurité. Mais avec la nouvelle génération, plus queer, il y a clairement une demande.” Le collectif iconique, qui vient de fêter ses 15 ans, y réfléchit. “On espère qu’on va pouvoir collaborer avec Dyketopia, les inviter à installer une backroom.” Bientôt la fin des culs nuls derrière les rideaux ?
* Ces prénoms ont été modifiés.
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