Pour sa première série, Xavier Dolan adapte un auteur qu’il connaît bien et déploie un chaos familial où d’anciens ados se retrouvent après la mort de leur mère. L’occasion de faire le point sur l’art et les envies avec l’auteur de “Mommy”, pour qui le cap de la trentaine semble avoir suscité un désir de déplacement, du cinéma vers les séries, mais aussi d’une productivité effrénée vers des envies d’ailleurs.
Après huit films, comment est venue l’idée de tourner une série ?
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Xavier Dolan — J’ai grandi avec la télé, avec les séries, d’abord québécoises puis américaines quand j’étais ado : Smallville, Roswell, Buffy contre les vampires… La télé a toujours fait partie de ma vie. Maintenant, elle fait partie de nos vies à tous ou presque. La première chose que j’aie écrite, c’est d’ailleurs une série qui s’appelait Des gens ordinaires. Quand j’ai vu la pièce de théâtre La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, l’histoire d’une conversation en huis clos, avec une famille dont les membres défilent les uns après les autres devant le cadavre de la matriarche en train d’être embaumé, j’ai eu envie de l’adapter. Je voyais des pivots épisodiques déjà présents, mais aussi beaucoup à inventer. Michel Marc Bouchard a écrit une pièce sur l’évocation : “Tu m’as dit telle chose, tu as fait telle chose, maman portait tel vêtement, c’était telle nuit dans tel endroit…” La mémoire et le souvenir structurent la pièce, ce qui m’offrait la possibilité de mettre en scène des allers-retours entre présent et passé.
J’ai pensé à This Is Us, où les personnages naviguent entre plusieurs époques, jusqu’au vertige.
Je n’ai jamais regardé This Is Us, mais la prescription de ma série était bien de voyager entre les époques, et entre la vie et la mort, ou plutôt entre la mort et la vie, le malheur et le bonheur, la solitude et la famille. J’avais l’idée de montrer une époque heureuse et une époque malheureuse, saisies dans le même mouvement. Le mouvement de la nostalgie même, peut-être la mélancolie.
Pourquoi avoir situé la partie historique de la série dans les années 1990 ? Vous étiez enfant à l’époque.
1991 a été choisie en fonction de l’âge des acteurs et de leurs personnages. Je suis né en 1989, mais ça ne m’empêche pas d’en être curieux. C’est une époque que j’affectionne particulièrement, un moment de renaissance et d’espoir à l’aube du nouveau millénaire. Avec la chute du Mur et la fin de la Guerre froide, il y avait je crois une ambition, une aspiration, un espoir d’unité qui s’est malheureusement écroulé dramatiquement ensuite. Environnementalement parlant, nous étions dans un autre monde. C’est une époque que j’aime revisiter, même si j’imagine que certaines personnes peuvent la voir comme une phase ingrate de leur vie. J’ai quand même l’impression qu’elle fait du bien, au contraire des années 1980. On en conserve une douceur, une naïveté, une fraîcheur – les vêtements et la déco ne sont pas trop laids.
“Ce qui m’attirait, c’était d’accepter les standards de la télévision, comme les accroches de fin d’épisode presque vulgaire”
À l’époque, on pouvait voir Nirvana en concert dans un bar de Montréal, les Foufounes Électriques. Un ticket traîne dans l’un des épisodes…
Les Foufounes Électriques est un lieu de concerts punk et rock. Nous avons gardé la véritable date du concert de Nirvana, le 21 septembre 1991, trois jours avant la sortie de Nevermind. Je trouvais émouvant que mes personnages aient accès à cet univers-là.
Quelles difficultés avez-vous éprouvées par rapport à l’écriture d’un film ?
Écrire ces cinq heures a représenté énormément de travail, mais j’ai adoré. C’était beaucoup plus épuisant de les monter ! Le monteur avec lequel je voulais travailler n’était pas disponible, même s’il est venu me prêter main-forte à la fin. Je savais que la dynamique et le rythme seraient différents de mes films, j’étais conscient de tous ces enjeux car je voulais vraiment faire de la télé.
Que veut dire “faire de la télé” ?
Je m’oppose à l’idée de vouloir faire du cinéma à la télévision. C’est quelque chose que j’ai souvent entendu quand un réalisateur de cinéma migre vers la télévision, comme s’il fallait “élever” ce médium considéré par certains élitistes du grand écran comme plus mineur. Moi, je n’ai jamais eu ce rapport d’infériorité ou de supériorité avec la télévision. C’est un médium que j’adore. Ces dernières années, on voit des choses très fortes, très puissantes, très cinématographiques si on veut, par les budgets et les personnes engagés. Mais ce qui m’attirait, c’était d’en accepter les standards, comme les accroches de fin d’épisode presque vulgaires, qui donnent envie de revenir pour connaître la suite.
On pense à Six Feet Under devant votre série, à cause du personnage central qui embaume les cadavres.
C’est ma série préférée, une référence dans ma vie et mon travail. Pour moi, Six Pieds sous terre [le titre québécois] a été une grande école d’apprentissage de l’écriture et de la psychologique des personnages. Elle me semble immortelle. Je l’ai vue pour la première fois en 2005 et plusieurs fois depuis. C’est tellement fort et puissant, humain. J’apprends encore en la regardant.
“J’ai toujours aimé ces personnages de chiens qui jappent plus fort que tout le monde”
Comme Six Feet Under le faisait, vous travaillez un matériau sur la brèche. On est parfois légèrement dans l’outrance, parfois au contraire dans le chuchoté, le moins explicite… Vous maniez plusieurs registres dramatiques dans une seule fiction.
Toutes les couleurs et tous les contrastes de ma vision de l’existence sont montrés dans Six Pieds sous terre. C’est la codification à laquelle j’adhère, les filtres à travers lesquels je perçois ma vie et mon métier : un moment absurde suivi d’un moment tragique, suivi d’un moment de rire, de larmes… La vie est imprévisible, et une espèce de grande ironie cruelle la caractérise. Six Feet Under nous montre cette ironie et ces contradictions. Je dirais qu’il y a peut-être une légère exubérance, mais que le quotidien ne se décline pas dans une seule teinte ou une seule texture, c’est cela l’essentiel. Je recherche cela dans ma série. J’aime le chaos des humains de tous les jours, qui nous font pleurer devant une fiction. Ceux vers lesquels on peut se projeter sont d’abord les imparfaits. C’est donc moins l’outrance que l’imperfection qui m’intéresse.
Le rapport au secret et à la honte, à la dysfonction familiale : l’un des thèmes forts de votre cinéma est aussi présent dans La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé à travers un événement traumatique.
La famille, la vie, la mort, la rédemption, la toxicité, la violence, le retour de l’étranger à la maison, les gens qu’on laisse derrière soi, tout cela envahit mon travail depuis le début. La honte de soi et de ce qu’on est profondément, cela existe partout. Ce sujet m’interpelle, tout comme le désamour de certaines personnes pour elles-mêmes. Cela en fait des personnages qu’on antagonise, qu’on critique, qu’on démonise rapidement, mais ils sont juste comme ce chien qui jappe très fort dans la pièce et qui demande à être aimé comme les autres, à recevoir un peu tendresse alors qu’il fait peur. J’ai toujours aimé ces personnages de chiens qui jappent plus fort que tout le monde. Vincent Cassel en incarnait un dans Juste la fin du monde, Patrick Hivon aussi dans La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé.
Ici, c’est “juste la fin d’une famille” ?
Je dirais que c’est plutôt le début. Alors que la mort pourrait diviser les personnages, ils finissent par se rapprocher. Quand la série se termine, on se rend compte qu’ils n’ont jamais été aussi proches. La mort ne fait pas que réveiller des choses laides, elle peut aussi susciter des retrouvailles.
“J’ai le désir d’autres horizons, d’architecture, peut-être même de design et de décoration d’intérieur”
Où en êtes-vous dans votre désir de cinéma ? Cette série vous a pris de l’énergie et du temps, mais vous n’avez pas réalisé de film depuis Matthias et Maxime en 2019.
Personnellement, je n’ai pas énormément de désir et d’intérêt pour l’écriture et la réalisation. Je n’ai aucun projet. Je suis seulement en développement sur des projets destinés à des plateformes de streaming, qui s’écrivent de leur côté. Je me suis engagé pour les réaliser s’ils voient le jour. Comment savoir si ce sera le cas ? Ce que je sais, c’est que j’ai fini de réaliser en réinvestissant mon cachet parce que je n’ai pas les moyens de mes ambitions. J’avoue que travailler sur un film pendant deux ans pour finalement qu’il soit vu par quatre pelés et un tondu, ce n’est pas nécessairement valorisant pour moi. Ça ne l’est même pas du tout. Me sentir esclave des chiffres de performance au box-office, c’est me mettre une pression dont je n’ai plus envie à l’âge que j’ai [Xavier Dolan a 33 ans].
J’ai tourné beaucoup de films en peu de temps, cela m’a épuisé et brûlé, vidé aussi d’idées. J’ai besoin de me refaire. Et si je me refais, je n’ai pas envie de me défaire et de me vider à nouveau. J’ai le désir d’autres horizons, d’architecture, peut-être même de design et de décoration d’intérieur. Je voudrais explorer, voyager, prendre du temps pour moi, ma famille et mes amis. Franchement, je me vois mal refaire quelque chose avant plusieurs années, même si je pourrais être surpris si ces projets en développement voient le jour rapidement. À suivre.
D’une manière générale, le désir de cinéma est en danger aujourd’hui ?
Évidemment, je souhaite à la salle de survivre, de rester forte. J’ai l’impression que cela dépend de nous collectivement en tant que société. C’est une évidence que je nomme, mais les gens n’ont plus le désir de se déplacer, le désir de la salle ni le désir des autres. Tout cela est nourri par la pandémie au cours de laquelle nous avons exploré une forme de solitude et d’autonomie par rapport au divertissement. Mais on s’en fout un peu de ce que je pense, je crois.
La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé de Xavier Dolan, avec lui-même, Julie LeBreton, Magalie Lépine-Blondeau. Sur Canal+ et MyCanal depuis le 23 janvier.
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