Dans une Amérique dirigée par Robert Redford, la révolution gronde. Devenus hors-la-loi, les super-héros avancent masqués et s’en prennent aux flics qui dissimulent à leur tour leur visage. Inspirée de la BD d’Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen, la série de Damon Lindelof (Lost, The Leftovers), brouille à loisir les cartes de sa réalité alternative. Qu’y a-t-il derrière le voile des apparences ?
« If you don’t like my story, write your own » (« si vous n’aimez pas mon histoire, écrivez la vôtre »). Emprunté à l’écrivain nigérian Chinua Achebe, le titre du quatrième épisode de Watchmen résume notre époque où la fiction, plus nécessaire que jamais, semble considérée comme un bien commun partagé entre artistes sur la défensive et public chauffé à blanc. Cette citation incarne aussi le travail singulier et hanté de Damon Lindelof, créateur de cette nouvelle série HBO adaptée des comics eighties d’Alan Moore et Dave Gibbons.
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Le monde connaissait ce quadra inquiet pour deux beautés marquantes des quinze dernières années, l’une mainstream (Lost), l’autre expérimentale (The Leftovers), chacune travaillée par la douleur de vivre avec la perte. Quand, dans un hôtel de New York, on l’interroge sur la signification de la phrase, Lindelof, le bavard, devient concis : « Quand j’ai lu le livre Tout s’effondre dont est tiré ce dialogue, les mots sont restés en moi. Je pense que beaucoup des personnages de Watchmen écrivent leur propre histoire. »
Une révolution pourrait survenir, aux contours incertains
De quoi s’agit-il exactement ? D’un récit à l’ambition hors norme et aux circonvolutions complexes, difficile à embrasser d’un seul regard. Le roman graphique original imaginait la déconstruction des super-héros dans une Amérique alternative où Nixon était resté président malgré le Watergate. L’Amérique avait gagné la guerre du Vietnam, et l’angoisse de la guerre nucléaire avec l’URSS suintait de partout. Publiés entre 1986 et 1987, les douze volumes ont acquis un statut culte, que le film de Zack Snyder sorti en 2009 n’a pas égalé.
Ce Watchmen 2.0 surgit avec le désir de « remixer » l’original, selon la propre expression de Lindelof. L’action de la série se déroule principalement aujourd’hui, alors que les super-héros ont été déclarés hors-la-loi. Robert Redford est président depuis 1992. Les flics portent désormais des masques par peur d’être reconnus et traqués. Une révolution pourrait survenir, aux contours incertains. Rien de moins que la fin du monde (ou sa salvation) se joue au travers de personnages lâchés dans la nature en ordre dispersé.
Reprenant d’Alan Moore (comme il l’avait déjà fait dans ses séries précédentes) un sens narratif éclaté et souvent meta, Lindelof court le risque de dissoudre l’attachement aux uns et aux autres. Annoncée comme la successeure naturelle de Game of Thrones, Watchmen lorgne plutôt du côté des récits monstres de Westworld dans sa manière de revenir à la racine des mythologies et des lignes de tension américaines, sans se soucier forcément de fluidité. Il manque d’ailleurs aux premiers épisodes une véritable accroche émotionnelle, simple et lisible.
“Pourquoi adapter une œuvre aussi importante ?”
Dans The Leftovers, l’idée du sudden departure (la disparition subite de 2 % de la population mondiale) structurait la matière humaine du récit. Ici, il faut déjà apprendre à s’y retrouver dans le dédale de personnages et d’esthétiques différentes. « Ma plus grande inquiétude était de répondre à la question centrale : pourquoi adapter une œuvre aussi importante ? explique Damon Lindelof. Ma relation à Watchmen est très personnelle. Cela crée de l’anxiété. En même temps, j’ai besoin de cette peur pour avancer dans mon travail. De par mon expérience, notamment avec la fin de Lost, j’ai fini par admettre que de nombreuses personnes allaient détester cette série, et qu’elles allaient me détester moi aussi. »
L’adaptation a été lancée après l’écriture d’un pilote par Lindelof seul. « Nous étions une douzaine dans la salle d’écriture. L’un de nos premiers exercices a été de prendre les comics et d’en tirer ce qui pour nous en constituait la sève. Quels adjectifs ? Il y a eu ‘mystérieux’, ‘science-fiction’, ‘absurde’, ‘drôle’, ‘cynique’, ‘plein d’espoir’… Nous avons écrit les neuf épisodes en revenant vers cette liste à intervalles réguliers. Il était impossible de répliquer exactement le sentiment de magie que procurait le Watchmen originel, mais en utilisant les bons ingrédients, on pouvait arriver à un plat nouveau donnant l’impression qu’il a été créé par le même chef. Quand je refermais un épisode du roman graphique, je ressentais le pouls de la vraie vie. Tout le contraire de Batman, qui semblait parler d’un autre monde. C’est la leçon que j’ai voulu retenir. »
Pour accorder la série au moment, Lindelof a imaginé ce qui aurait pu se passer dans l’histoire américaine et mondiale alternative post-1990. D’où la présidence donnée à Robert Redford – déjà présent dans le comics – qui, explique Lindelof, « retire les armes de l’espace public, restreint le pouvoir de la police, institue des réparations pour les crimes commis au temps de l’esclavage et des injustices raciales, soit des idées généreuses aux conséquences inattendues… » L’Amérique en guerre avec elle-même était déjà le mot d’ordre de The Wire au début des années 2000. On retrouve cette idée au centre de Watchmen. « Je me suis demandé quelle était l’angoisse émotionnelle la plus forte en Amérique. Sans hésiter, j’ai pensé aux questions raciales ainsi qu’à la police, au sens large : la confiance perdue dans les autorités, la peur que celles et ceux qui sont censés incarner la loi abusent de leur pouvoir… »
Une héroïne intense portant plusieurs masques
Alors qu’elle évoque Le Conformiste de Bernardo Bertolucci (le film, sorti en 1970, décrit l’ascension d’un fasciste dans l’Italie de Mussolini) comme influence esthétique principale, Nicole Kassell, réalisatrice du premier épisode, s’est sentie percutée de face par les thèmes de Watchmen. « J’ai lu le premier scénario à Charlottesville (où se sont tenues des manifestations d’extrême droite en 2017, qui ont provoqué la mort d’une militante antiraciste – ndlr) alors que j’étais dans la maison d’une famille pro-Trump, qui nous adore, moi et mon mari chinois… Toutes ces choses mises ensemble n’avaient aucun sens, mais il s’agit bien du monde dans lequel nous sommes. Un artiste doit affronter les orages intérieurs induits par cette situation. »
La série s’ouvre sur un court récit en noir et blanc, situé à l’époque du cinéma muet et de la ségrégation. Le fil se tire jusqu’à aujourd’hui, à travers le personnage le plus fort (sauf pour les fans de Jeremy Irons, qui apprécieront son numéro de châtelain psychopathe), la flic noire Angela Abar, incarnée avec une classe folle par Regina King.
Cette héroïne intense porte plusieurs masques, celui de la policière trahie, de la mère de famille, de la justicière badass et de l’être fragile en quête de ses origines. C’est d’abord pour elle que l’on regardera Watchmen sur le long cours, pour ce personnage de femme que l’on n’avait jamais vu. « Moi non plus, je ne l’avais jamais vu, confirme l’intéressée, repérée dans Southland, The Leftovers et American Crime, Oscar du meilleur second rôle cette année pour If Beale Street Could Talk de Barry Jenkins. Il y a des personnages féminins complexes à la télévision aujourd’hui. Angela en fait partie, mais dans un contexte où plusieurs genres se croisent. Et c’est une femme de couleur. Je pense que ce mélange est inédit. Tout cela est le résultat de ce qui s’est passé dans nos vies. Il y a dix ans, je n’étais pas prête. Personne n’était prêt. »
Le monde, lui, est sans doute prêt à accueillir cette série qui ne joue pas sur la séduction mais plutôt sur une forme d’ambiguïté quant à ses véritables intentions. Il n’est pas exclu qu’elle se mette à nous briser le cœur sans prévenir. « J’écris pour la télévision depuis vingt ans, et tout a changé, reprend Lindelof. Certains se plaignent que les réseaux sociaux sont toxiques… Moi, je les trouve extraordinaires dans la manière dont ils éclairent la façon dont nous voyons et comprenons les histoires. Longtemps, j’ai regardé la télévision seul. Aujourd’hui, je peux me connecter avec des milliers, voire des millions de personnes qui viennent de vivre la même expérience que moi. Le résultat, c’est que les séries peuvent devenir beaucoup plus intelligentes et compliquées, car l’intelligence collective du public s’est élevée. Avant, les retours des chaînes sur nos scénarios étaient à peu près toujours les mêmes : ‘Vous devez tout expliquer.’ Aujourd’hui, celles et ceux qui regardent refusent qu’on les prenne de haut et qu’on leur dise quoi faire de notre série. C’est très libérateur. »
Watchmen sur OCS CITY à partir du 21 octobre
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