Respectueuse de l’esprit de l’œuvre d’origine mais toute entière tournée vers le contemporain, la relecture de « Watchmen » par Damon Lindelof s’impose comme l’événement télévisuel majeur de cette fin d’année. Bilan à mi-parcours et analyses de quelques-uns des motifs qui la structurent.
Cet article comporte des révélations majeures sur les cinq premiers épisodes de la série Watchmen.
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Dès l’annonce de son développement, la rencontre entre Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, chef-d’œuvre du roman graphique publié entre 1986 et 1987, et Damon Lindelof, l’un des auteurs de télévision les plus stimulants de ces dernières années, a cristallisé une attente considérable. Au fil de quatre cents pages à la noirceur sophistiquée, le premier a assis la légitimité culturelle des super-héros en les faisant entrer dans l’âge adulte. En cosignant Lost et The Leftovers, le second a soumis l’art de la narration sérielle à des expérimentations structurelles, philosophiques et émotionnelles inédites.
Un geste éclaté et sensible
Tout aussi tortueuse et fascinante que ces dernières, Watchmen parvient à la fois à préserver l’essence de son matériau d’origine et à déjouer chacune de nos projections. À l’adaptation fidèle et tape à l’œil proposée par Zack Snyder en 2009, Lindelof oppose un geste éclaté et sensible qui charrie dans ses boucles hypnotiques les fantômes de l’Amérique et ses mythes de papier, nos blessures intimes et notre rapport à la vérité. En étirant jusqu’en 2019 la réalité alternative du roman graphique, le showrunner et ses coscénaristes lui ont offert une excroissance buissonnante, un remix dont l’aspect composite résonne avec les grandes tendances artistiques de la décennie.
Exit la menace nucléaire et l’entreprise de déconstruction de la figure super-héroïque, place au spectre de la guerre civile et à une redéfinition de leur essence par l’intime. Dans une Amérique progressiste dirigée par Robert Redford, des héros désormais hors-la-loi et des policiers masqués affrontent les 7 de Kavalerie, un groupe de suprémacistes blancs responsables d’un massacre dans les rangs des forces de l’ordre. Sous le costume de Sister Night, l’ex-flic et survivante Angela Abar (Regina King, souveraine) enquête sur l’assassinat de son mentor et lève peu à peu le voile sur une vaste machination.
À la fin de l’épisode 5, dernier diffusé au moment de l’écriture de ces lignes, Angela avalait les « pilules du souvenir » (des pilules rouges) de son grand-père avant d’être mise aux arrêts par ses collègues. En attendant de découvrir dans quel labyrinthe mental ce geste désespéré nous entraînera, retraversons les épisodes précédents en sept souvenirs marquants, comme autant de stations émotionnelles aux ramifications multiples.
1. « Veillez sur ce garçon«
Les premières scènes de Watchmen nous entraînent en 1921 dans la petite ville de Tulsa, Oklahoma, dont la géographie contemporaine servira de cadre à l’essentiel de la série. Dans l’obscurité d’une salle de cinéma, un petit garçon noir est magnétisé par les aventures du Black Shérif, un justicier acclamé par la communauté blanche qu’il protège. Des cris et des explosions percent le cocon de fiction qui l’entoure pour le soumettre à la violence du réel : à l’extérieur, des membres du Ku Klux Klan massacrent la communauté afro-américaine de la ville. Si l’enfant parvient à s’échapper, sa famille et son monde s’effondrent dans la fureur et le sang en ne lui laissant qu’un morceau de papier entre les mains : « Watch over this boy ».
https://youtu.be/msXBygqdqxI
Par la violence inouïe de ce prologue dont l’écho hantera les épisodes à venir, Lindelof rattache son récit à l’essence d’une nation rongée par les tensions raciales et à sa construction dans le sang. Il envisage également l’histoire de l’Amérique comme une succession de traumatismes à digérer : au massacre de Tulsa répond celui des policiers lors de la Nuit blanche, et au cataclysme fictif du 2 novembre 1985, lors duquel une gigantesque créature extraterrestre s’était écrasée sur New York, se superposent les attentats réels du 11 septembre 2001. Qu’on l’embrasse ou qu’on l’ignore, cette histoire de la violence ne s’étire pas en ligne droite mais en corde bouclée qui peut changer de mains mais finit toujours par étrangler : résurgence ou vengeance, émeutes racistes de Charlottesville dans notre monde ou prétendue pendaison du capitaine de police par le petit garçon devenu vieillard dans celui de Sister Night.
Ce double mouvement d’acceptation et de rejet trouve un écho dans la trajectoire intime des personnages, en premier lieu chez Angela : confrontée à la figure d’un grand-père dont elle ignorait l’existence, l’héroïne devra elle aussi rassembler les fils de son histoire. Lors d’une scène bouleversante de l’épisode 4, elle plantera un gland dans un générateur d’arbre généalogique et finira par toiser le petit garçon du prologue, réminiscence innocente de ce vieil homme qu’elle n’a pas su enlacer autrement que pour le hisser dans sa voiture en vue de son arrestation. Et si elle lui ordonne sèchement de lui foutre la paix, nul doute que les deux figures sont désormais solidement enlacées.
2. « Montrez-moi les papiers du véhicule«
Sur une route de campagne plongée dans l’obscurité, un homme transportant une cargaison de salades à l’arrière de son véhicule est soumis à un contrôle d’identité. Le faisceau de la lampe torche braquée vers la caméra nous empêche un temps d’apercevoir le visage du policier, qu’on découvrira finalement dissimulé derrière un bandeau jaune. Alerté par un masque de Rorschach rangé dans la boîte à gants, ce dernier regagne son véhicule pour informer ses collègues d’un danger potentiel. Il est abattu par le suspect avant même d’avoir pu débloquer son arme de service.
https://youtu.be/OFkFvnTqNGE
Également issue du premier épisode, cette scène expose l’autre rapport à la violence qu’entretiendra la série, celui d’un surgissement brutal dont la potentialité teintera le quotidien d’une inquiétude permanente. C’est une même explosion, au sens propre comme au figuré, qui viendra éventrer la scène de l’enterrement de Judd Crawford dans l’épisode 3 et fera basculer le prologue du cinquième dans le cauchemar. Conçu comme un flash-back consacré à Mirror Guy (Tim Black Nelson, fascinant), ce dernier condense avec une virtuosité époustouflante l’origin story du personnage en reliant sa blessure secrète à un traumatisme collectif, et le surgissement d’une violence singulière à celle qui hante une nation.
3. Attention aux calamars
Alors qu’Angela et son fils adoptif rentrent en voiture après une journée « parents à l’école », une pluie de calamars extra-dimensionnels s’abat sur la ville et les force à stopper le véhicule. En moins d’une minute, les bestioles se désintègrent pour ne laisser que des traces de matière visqueuse, vite nettoyées par les habitants.
https://youtu.be/QICABWc57B4
C’est de la même manière absurde et éphémère que la série déploiera ses touches d’étrangeté. Depuis ces vaches utilisées comme bouclier durant une fusillade à cette voiture tombée du ciel et de cet « homme lubrifiant » qui disparaît dans une bouche d’égout à ce gode inspiré du pénis de Docteur Manhattan, le réel semble travaillé par une folie douce, une substance psychotrope qui électrise brièvement les neurones avant de s’évaporer en ne laissant qu’une trace diffuse.
4. « Venez dîner à la maison«
L’une des plus belles scènes du premier épisode, qui lui confère sa charge émotionnelle, est celle du dîner entre Angela, son mari, leurs trois enfants, le capitaine de police Judd Crawford et son épouse. Électrisés par l’adrénaline d’une folle journée et quelques bonnes bouteilles, les convives se chamaillent affectueusement, poussent la chansonnette et multiplient les marques de tendresse. La réalisatrice Nicole Kassel parvient à filmer des gens qui s’aiment avec une simplicité bouleversante, et l’on aimerait que ces instants de douceur suspendus, dont on retrouvera la saveur lors d’étreintes entre Angela et son mari ou d’échanges avec son fils, durent pour l’éternité.
https://youtu.be/F8nkqVEfRak
Lorsque la caméra s’élève pour cadrer la tablée dans un étrange plan vertical au point de vue désincarné, le tic-tac d’une horloge se superpose aux conversations, et rappelle la surimpression troublante du visage de Dale Cooper sur la fin de l’épisode 17 de Twin Peaks : the Return. Quelque chose coince, menace de dérailler : on comprend dans le même souffle que ce paradis est suspendu, cerné par des forces obscures, et l’importance pour les personnages d’en préserver l’éclat.
5. Il manque une brique, non ?
Après avoir disposé pendant deux épisodes les pièces de l’intrigue principale, l’épisode 3 opère un double pas de côté. D’une part, en introduisant le personnage de Laurie Blake (ex-Spectre Soyeux du roman graphique, interprété par une Jean Smart délicieusement cynique), il raccorde l’univers de la série à celui du roman et délivre certaines explications quand à leur contexte partagé. D’autre part, à travers un message vocal étiré sur tout l’épisode, il expose comment ce Watchmen version 2019 est parsemé d’indices à décoder.
Isolée dans une cabine téléphonique rétrofuturiste baignée de lueurs bleutées, Laurie laisse un message au Docteur Manhattan, son ancien amant désormais exilé sur Mars. Il prend la forme d’une blague à double détente particulièrement sophistiquée : dans la première, une petite fille finit par jeter une brique en l’air… Zut, Laurie a oublié la suite. Passons. Elle entame une seconde histoire, qui s’achève par la chute de la brique, que l’on avait oubliée entre-temps, sur la tête de Dieu.
https://youtu.be/Or6yvXRTn5Q
Si ce mécanisme trouve une illustration très littérale dans l’affaire de la voiture d’Angela, captée par un engin volant à la fin de l’épisode 2 et tombée du ciel à la fin du 3ème, il structure en secret chaque pièce du puzzle narratif, depuis la traque du tueur de flic (la salade tombée du coffre) à la captivité d’Adrian Veidt (le premier plan qui lui est consacré est un panoramique qui descend depuis la Lune…). L’univers de Watchmen est ainsi saturé d’indices cachés et de signes avant-coureurs que les personnages et les spectateurs ne parviennent pas toujours à décoder mais qui lui confèrent sa cohérence.
6. Ton horloge est déréglée
Alors qu’on espérait un retour à l’intrigue principale après la parenthèse consacrée à Laurie Blake, l’épisode 4 vient encore déjouer nos attentes en ajoutant une nouvelle couche à un mille-feuille narratif de plus en plus dense. Une multimilliardaire vietnamienne ayant racheté l’entreprise d’Adrian Veidt (AKA Ozymandias, le bad guy manipulateur du roman graphique désormais détenu dans une prison dorée) achète des terrains autour de Tulsa pour y construire une gigantesque horloge.
https://youtu.be/vNfUY8B9Wwc
Tout en figurant un pont symbolique entre le comics (sa fameuse horloge de l’Apocalypse) et la série (le tic-tac sinistre entonné par les membres de la 7 de Kavalerie), cet édifice hors du commun pourrait constituer une métaphore de la série tout entière. Watchmen ne se déploie ni comme une route, ni comme une tour, mais comme un vaste système aux rouages complexes et invisibles. C’est une série monde, dans la lignée de Twin Peaks ou The Leftovers, dont le mécanisme déréglé semble être remonté à chaque début d’épisode.
7. Adrian Veidt a un message pour vous
Bien qu’apparaissant dans chacun des épisodes, l’arc narratif consacré au personnage d’Adrian Veidt (Jeremy Irons, cabotin à souhait) et à son numéro de châtelain psychopathe s’est déroulé à l’écart de l’intrigue principale, littéralement dans un autre espace-temps (probablement sur une autre planète et une durée de cinq ans). L’horloge Watchmen aurait-elle des cadrans secrets ? Il faut attendre la fin de l’épisode 5 pour que l’inquiétant Ozymandias ne pointe son nez à Tulsa. Là encore, il le fait de façon décalée, par l’intermédiaire d’un enregistrement vidéo réalisé à la fin des années 80 dans lequel il explique que le cataclysme de New York n’était qu’un gigantesque hoax orchestré par ses soins pour désamorcer la guerre froide – tuer trois millions d’êtres humains pour en sauver des milliards.
https://youtu.be/lYGnhQ8la6E
En opérant un renversement de son monde par le biais d’un mensonge à grande échelle, la série dialogue ainsi avec son époque saturée de fake news et de théories du complot en faisant le choix, risqué mais fascinant, d’accréditer ces dernières. Au-delà de la dichotomie réductrice entre histoire officielle et vérité cachée, le réel est envisagé comme une somme d’apparences plus ou moins conscientisées et acceptées, un labyrinthe de miroirs à traverser.
Et Watchmen de dialoguer ainsi avec Matrix, autre grande œuvre de fin de décennie travaillée par la mise en doute du réel et la logique complotiste. Il y était aussi question de pilule rouge à avaler pour lever le voile des apparences. On attend avec impatience l’épisode 6 pour découvrir dans quelle brèche s’engouffrera Angela après avoir avalé celles de son grand-père. À moins que, fidèle à sa dynamique retorse, la série ne nous prenne de court en effectuant un nouveau pas de côté ?
Watchmen, de Damon Lindelof, avec Regina King, Tim Black Nelson, Jean Smart… Diffusée sur OCS.
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