« This Is Us » raconte, de la naissance à l’âge adulte, l’itinéraire de trois frères et sœur, mais aussi la vie de leurs parents avant leur venue au monde, dans une arborescence romanesque aussi gracieuse que complexe. Discussion avec Ken Olin, l’un de ses coproducteurs.
« La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas.” Depuis qu’elle a été prononcée dans Les Deux Anglaises et le Continent (1971) de François Truffaut, l’un des plus beaux films français, on connaissait la puissance mélodramatique de cette phrase. Nos puzzles intimes ne lui disent peut-être pas merci, mais elle reste ancrée comme un Post-it décisif, un rappel de la boussole complexe du destin que sont capables d’agiter les aventures fictionnelles les plus romanesques. Aujourd’hui, c’est une série qui éprouve la matière et la réalité de cette phrase, sans vraiment le savoir, simplement par la force d’une idée : l’idée que le temps est un personnage comme un autre, aussi palpable et physique qu’un homme ou une femme désirants. Comment, alors, ne pas lui donner un morceau de nous ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
This Is Us est le carton de l’année aux Etats-Unis, où elle a terminé sa saison inaugurale il y a quelques semaines avec une place de leader sur les grandes chaînes populaires. A priori, ce n’est pas (ce n’est plus) un gage rassurant, à l’heure où la créativité se niche en majorité dans les séries du câble tandis que le reste du paysage – celui des fictions qui doivent parler à tout le monde ou presque – se questionne chaque jour sur son utilité. Voici un miracle, donc.
Ceux qui ne l’ont pas encore approché, de près ou de loin, doivent s’y plonger sans avoir lu les spoilers qui arrivent – ou bien ce sera à leurs risques et périls. Même si elle représente un modèle unique aujourd’hui, This Is Us pourrait ressembler à d’autres drames Kleenex produits par la télévision américaine à la pelle depuis des décennies. Mais en racontant l’histoire d’une famille, les Pearson, des années 1970 à nos jours, durant plusieurs époques habilement chevauchées (un twist révélé à la fin du pilote), elle atteint une autre dimension.
Producteur et réalisateur, le vétéran Ken Olin est arrivé sur le projet au deuxième épisode. C’est la vision du premier qui l’a évidemment convaincu : “Dan Fogelman, le créateur, m’a contacté car il connaissait mon travail sur des séries à la tonalité relativement proche, comme Thirtysomething et Brothers and Sisters. Certains pilotes ont un potentiel, c’est même la loi du genre que de donner envie. Celui-ci était d’emblée très beau. Supérieur. C’est la première fois depuis le pilote d’Alias, en 2001, signé Abrams, que j’ai vu un premier épisode aussi exaltant, plein de confiance dans ce qu’il voulait raconter. Il me paraissait si mature, comme si la série existait déjà depuis longtemps.”
Une expérience de spectateur puissante et simple à la fois
Entrer dans nos vies comme si elles en avaient toujours fait partie : les meilleures séries s’imposent de cette manière évidente et créent un espace pour les habiter. Presque immédiatement (après quatre épisodes, nous concernant), This Is Us a su façonner une expérience de spectateur puissante et simple à la fois. On a ainsi vu entrer dans notre réalité un vieil homme noir presque au bout de sa vie, qui tente de retrouver son fils abandonné plus de trente ans auparavant. On a vu ce fils, adopté par une famille blanche, se débrouiller comme il a pu avec le surgissement d’un homme sur lequel il n’avait jamais pu compter. On a vu le frère de ce dernier, un beau gosse à succès, tenter de se sortir d’une carrière d’acteur de sitcom sursexualisé en testant sa capacité à jouer un rôle dramatique. On a vu sa sœur naviguer face à son obésité et essayer d’aimer un homme. On a vu un couple de parents idéaux se glisser tout doucement dans les rets de la difficulté et peut-être bientôt de la tragédie. On a beaucoup pleuré.
Dans le dernier épisode de la première saison, qui a apporté autant de résolutions que de nouvelles pistes à explorer dès l’automne prochain, quelques indices tout bêtes ont montré la prise de conscience de This Is Us de sa responsabilité quant à l’histoire du genre. Au détour d’une scène, la mythique Urgences est citée par un personnage qui la regarde puisque nous sommes à ce moment-là dans les années 1990. Un poster de Buffy contre les vampires traîne dans une chambre de préado – la création de Joss Whedon vient de fêter ses 20 ans…
Ces séries majeures n’ont rien à voir entre elles, ni avec This Is Us, mais si son showrunner Dan Fogelman y fait référence, c’est d’abord par rapport au pacte qu’elles ont su créer avec leurs spectateurs : un sens de la communauté très fort qui met en jeu une forme d’amour spécifique. L’union d’une foule sentimentale avec un monde créé de toutes pièces pour l’apaiser. En lui tirant les larmes.
Ici, le soap touche au sublime
On ne voit guère que Friday Night Lights (2006-2011), dans l’histoire contemporaine, pour avoir su créer une mythologie aussi affirmée à partir de purs éléments affectifs – il n’est question, dans This Is Us, que d’amour et de souffrance, de choix impossibles, de filiations tronquées et de regrets sans doute éternels. Ce déploiement d’intimité pourrait donner un mauvais soap saturé de rebondissements décourageants. Ici, le soap touche pourtant au sublime. Y a-t-il une tactique pour y parvenir ? Dan Fogelman croit à une technique déjà éprouvée, comme il l’a expliqué à la presse américaine : “Pour qu’une série puisse durer des années, il faut montrer des gens prenant de mauvaises décisions, au moment où ils n’incarnent pas la meilleure version d’eux-mêmes”.
Le producteur Ken Olin explique de son côté la manière dont la série navigue sur le fil de l’émotion, au moment du tournage.
“L’intimité ne se décrète pas, pour This Is Us comme pour les autres. Sur le plateau, nous cherchons d’abord à créer un espace où les acteurs se sentent en sécurité, afin qu’ils puissent s’abandonner. Les deux caméras sont tenues à l’épaule, mais on cherche à faire avec elles un travail peu intrusif. Les gestes et les comportements des personnages sont observés à bonne distance : l’installation de la scène ne précède pas les gestes, la mécanique ne doit pas se voir. Pour cela, on utilise des angles moins conventionnels. Il y a un sens de la découverte. On doit avoir l’impression que tout n’est pas prévu alors même que chaque action et chaque mot sont écrits et respectés. C’est comme si la caméra et le spectateur découvraient ce qui se passe en même temps que les comédiens. Il y a l’idée d’un laboratoire où l’expérimentation est possible et même souhaitable.”
Une série où le too much n’est jamais trop
Dan Fogelman poursuit : “Nous ne faisons pas du théâtre expérimental, mais j’ai toujours voulu que la série soit ambitieuse, à commencer par le fait qu’elle n’ait pas la même structure prévisible chaque semaine.” Olin résume bien son sentiment sur le processus de travail, ce mélange chimique qui donne une série où le too much n’est jamais trop, où les effets mélo se croisent avec une esthétique proche du cinéma indé : “Nous ne cherchons pas la facilité, c’est-à-dire que nous refusons les effets faciles et mignons. C’est plutôt l’intelligence qui essaie de primer. Je crois que face à toutes les options qui se présentent à nous pour tourner une scène, on veut trouver la version la plus adulte.”
Ce monde des adultes aussi perdus que les enfants qu’ils ont été, This Is Us lui donne une épaisseur souvent flamboyante. En quelques mois d’existence, la série a réussi à créer ce que d’autres mettent des années à accomplir. Le fulgurant épisode 16, “Memphis”, conçu comme un véritable petit film à l’intérieur de l’histoire, lui a définitivement donné le statut de grande série. Il parvenait, comme la plupart des autres durant cette saison déjà culte, à tisser une toile à l’élégance parfaite entre passé et présent. C’est la touche de cette série attrape-cœur : la circulation entre les époques, située au centre même de la narration, se déplie de manière fluide, voire invisible.
“Nous évitons tout effet de flash-back, confirme Ken Olin. Le présent ne doit pas être plus intime et immédiat que le passé. Au contraire de la convention habituelle quand on travaille ce genre de structure, les personnages de la série n’ont pas de mémoire consciente. Simplement, nous les voyons à plusieurs âges de leur vie.”
Même Lost, pourtant un modèle écrasant (et assumé par Dan Fogelman), a dû accepter de se perdre dans une certaine confusion pour mener à bien son projet au bord du fantastique.
Une entreprise bienveillante de consolation qui fait mouche
Le sentiment abyssal que crée This Is Us est celui d’un tourbillon sans suture, où un enfant informe l’adulte en lui par la simple grâce d’un glissement de caméra, où un personnage mort ressuscite alors même qu’on ne l’a pas vu disparaître… tout en étant déjà remplacé par un autre. Les collusions temporelles et affectives se dissolvent dans un continuum limpide d’où surgissent nos larmes. Les morceaux disjoints de la vie dont parle Les Deux Anglaises et le Continent, la série fait le travail de les recoller patiemment, pièce par pièce, sentiment par sentiment, regard par regard. Cette entreprise bienveillante de consolation fait évidemment mouche aujourd’hui. Il se pourrait même que nous en ayons encore besoin pendant quelques années.
This Is Us à partir du 6 avril, 21 h, Canal+
{"type":"Banniere-Basse"}