Avec le vertigineux “Can’t Get You Out of My Head”, Adam Curtis entend dresser un portrait de notre époque et y parvient grâce à un sens extraordinaire du cinéma.
Le seul point commun entre le dernier documentaire d’Adam Curtis et la fameuse rengaine de Kylie Minogue – si vous n’avez pas fait claquer sous la langue quelques “la, lala, lala lala la, la lalaaa…” circa 2001, c’est probablement que vous n’étiez pas né·e – est qu’on ne peut, en effet, se le sortir de la tête. Une fois qu’on y a goûté, Can’t Get You Out of My Head devient une obsession. La plus addictive des drogues.
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Addictive et cependant libératrice : le cinéma d’Adam Curtis a cette vertu d’ouvrir l’esprit à mille curiosités. C’est une expérience intellectuelle et sensorielle, qui ressemble à ces nuits blanches passées à surfer sur internet, écouteurs dans les oreilles, sautant frénétiquement d’un onglet à l’autre sans pouvoir s’arrêter.
Mais à l’inverse de l’atroce cinéma-Wikipédia qui fleurit un peu partout (tous ces films dont le visionnage est moins intéressant que la simple lecture de leur fiche encyclopédique), Can’t Get You Out of My Head : An Emotional History of the Modern World n’est jamais esclave de son sujet.
https://www.youtube.com/watch?v=MHFrhIAj0ME&list=PLtPP_-rkrT3CAPe8OmDnlZBDvaQ7baH7B
Il informe, ô combien, mais fait surtout vibrer, et ressemble davantage à un grand roman, avec son lot de personnages ambigus, ses effets de style, ses digressions en cascade et ses envolées lyriques, qu’à un documentaire lambda. C’est une histoire émotionnelle, qui s’assume comme telle.
Curtis, star dans le monde intellectuel britannique
Produit par la BBC (dont Curtis maîtrise les archives audiovisuelles sur le bout des doigts, après trente ans de carrière dans la vénérable institution), et découpé en six parties d’1 h 15 environ, Can’t Get You… est un objet foncièrement impur. Sa matière première est essentiellement télévisuelle, ses techniques de narration, cinématographiques et sérielles (montage des attractions, arches narratives croisées, cliffhangers…), son ambition littéraire, et son support de diffusion, l’internet.
Sorti début février sur le site de la BBC, il est disponible gratuitement sur YouTube (comme une bonne moitié des précédents films de Curtis), sans sous-titres hélas, ce qui limite pour l’instant l’audience aux anglophones aguerri·es. Curtis est une star dans le monde intellectuel britannique, mais sa célébrité n’a pas encore traversé la Manche – bien que son précédent hit, HyperNormalisation (2016) ait quelque peu attiré l’attention ; Les Inrocks avaient ainsi recensé le film, et Fernando Ganzo, dans la revue Trafic, avait, en octobre 2017, proposé une passionnante analyse transversale de son œuvre.
Cinq ans après ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre, le cinéaste anglais revient donc aux affaires avec cette épopée de huit heures qui entend… dresser un portrait de l’époque. Pas moins. Fameux pour avoir anticipé la victoire de Trump, Curtis se demande là, non plus ce qui a rendu cette catastrophe possible (comme celle du Brexit), mais pourquoi la gauche est depuis restée tétanisée, tout en étant hystérique.
Un sens extraordinaire du cinéma et une BO haute couture
Pourquoi, plus généralement, le monde occidental ne parvient plus à imaginer un avenir autre que dystopique, ou bercé d’illusions réactionnaires. Où sont les véritables utopies ? Il commence et termine ainsi son film par une citation du regretté David Graeber : “La vérité ultime et cachée du monde est que nous le fabriquons, et que nous pourrions tout aussi bien le fabriquer autrement.” Autrement dit, notre immobilisme tiendrait d’abord à notre manque d’imagination.
A partir de ce constat (au fond assez banal), les choses se complexifient, jusqu’au vertige, dans un écheveau de destins et d’idées, tissé dans la plus noble des matières (tous ses documents sont rares et exceptionnels), avec pour outils un sens extraordinaire du cinéma (c’est-à-dire du choc et de la continuité) qui rappelle celui de Godard, une BO haute couture (Aphex Twin, Burial, Nine Inch Nails…) et la voix d’Adam Curtis, cette voix hautaine et hypnotique, qui finit par vous accompagner jusque dans vos rêves. Au bras de personnages souvent méconnus ou oubliés de l’Histoire (Jiang Qing, Michael de Freitas, Kerry Wendell Thornley, George Boole, et des dizaines d’autres), Curtis nous promène dans les méandres du XXe siècle et du XXIe naissant, pour comprendre comment on en est arrivé là.
https://www.youtube.com/watch?v=4I9nquHUE0Y&list=PLtPP_-rkrT3CAPe8OmDnlZBDvaQ7baH7B&index=2
Certes, à vouloir trop embrasser, il prend le risque de mal étreindre, et il faut parfois s’accrocher pour ne pas perdre le fil. Mais l’effort est récompensé, lorsque, à la fin, les fils se rejoignent. Non pour faire sens de toute chose – ce serait malhonnête, et similaire aux théories du complot qu’il dénonce ici –, mais au contraire pour admettre ses propres apories et écrire son discours de la méthode. D’un monde éclaté, par nos souvenirs fragmenté, du fond de notre caverne, nous ne saisirons jamais rien d’autre que des ombres, admet Curtis. Ce n’est certainement pas une raison pour fermer les yeux.
Can’t Get You Out of My Head d’Adam Curtis, en six parties. Sur YouTube, en VO
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