Ce n’est pas seulement Laura Palmer qui est morte à Twin Peaks. C’est aussi un certain agencement hiérarchique entre cinéma et télévision. La preuve (mais en VF !) sur Arte.
Twin Peaks, série de Mark Frost et David Lynch diffusée pour la première fois en France sur La Cinq au printemps 1991 (et un an plus tôt aux USA, sur ABC), nous ramène à un paysage dont le relief s’est depuis totalement transformé. D’ailleurs, La Cinq n’existe plus depuis belle lurette, et Arte, qui s’apprête à rediffuser Twin Peaks (en VF ! – pas mieux que La Cinq donc) n’existait pas encore.
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1990 : c’est peut-être le moment où le rapport de forces économique entre cinéma et télévision tournait le plus en faveur de la seconde. Depuis, le cinéma a connu une reprise de fréquentation et la télévision a vu son monopole sur les images domestiques écorné par le web. Etrangement, malgré cette situation arrogante de domination, la puissance symbolique, la dignité esthétique étaient encore presque entièrement du côté du cinéma. On sait aussi à quel point cette équation s’est depuis renversée. Il est en effet très commun aujourd’hui de penser que c’est bien davantage à la télévision qu’au cinéma que se réinvente le meilleur du storytelling américain.
Lors de la diffusion française de Twin Peaks, l’influent critique Serge Daney écrit :
« Succombé récemment au charme absolu de Twin Peaks. Cette série déjà culte semble bien faite pour infirmer deux ou trois de mes idées noires quant à la télévision. Elle invente en marchant une hypothèse terriblement séduisante : le détournement de la publicité par le cinéma. » (Trafic n° 1)
C’est alors le discours dominant sur Twin Peaks : la revanche de l’art sur le commerce, la captation d’un imaginaire trivial de soap pris dans les rets d’une mise en scène de cinéma… Ce que l’on pourrait reprocher à la série, vingt ans plus tard, c’est précisément d’être un peu trop self-conscious de ce rapport de force entre dignité du cinéma et trivialité de la télévision. Frost et Lynch imaginent même un soap-opera dans leur série, Invitation to love, que tous les personnages regardent avidement dans leur salon.
Les auteurs s’en donnent à coeur joie pour moquer cet ersatz des Feux de l’amour : le jeu grossier des acteurs, l’inanité des enjeux dramatiques (« Tu ne me regardes plus, Steven… »), la répétitivité des dialogues. Et ce alors même que Twin Peaks emprunte au soap son vocabulaire et sa syntaxe. Il y a donc, mis en miroir, le pastiche lourd (Invitation to Love) et le pastiche léger (Twin Peaks), l’un valant comme conscience critique de l’autre et précaution prudente. Attention, semble nous dire Invitation to love, les auteurs sont les premiers à sourire de ce qu’ils font.
L’agent Dale Cooper, le Cary Grant de Twin Peaks
La drôlerie est partout dans Twin Peaks. Elle tient en partie à la désinvolture d’un récit qui passe son temps à ouvrir des portes en se souciant assez peu de les refermer. Elle tient aussi à la multiplication des personnages secondaires loufoques (prioritairement les flics) et à la personnalité un peu dingo de Dale Cooper, l’agent du FBI qui raffole des tartes à la fraise et ne semble obéir qu’à d’indéchiffrables lubies. Dale Cooper, c’est Kyle MacLachlan, et il est irrésistible. Un personnage dit à Dale Cooper qu’il est un peu le Cary Grant de Twin Peaks (c’est le côté méta de la série, où toutes les intentions sont fléchées), et de fait, on ne l’avait pas attendu pour y penser.
Si Kyle MacLachlan, c’est Cary Grant, Hitchcock est évidemment le référent maître de Lynch. Mais pas encore le Hitchcock tardif et ténébreux de Vertigo (qui alimentera Lost Highway et Mulholland Drive). Plutôt le Hitchcock malicieux et folâtre de Mais qui a tué Harry ?, Une femme disparaît ou Frenzy (où déjà un flic multipliait les longues digressions culinaires farfelues).
On pourrait recenser les emprunts au maître – jusqu’à l’idée même de faire de la télévision (Twin Peaks, c’est un peu « David Lynch présente… »). On est plutôt frappé par la rupture que Lynch instaure avec Hitchcock. Elle tient à une certaine idée de l’inconscient. Le rêve, chez Hitchcock, c’est du Freud appliqué (avec beaucoup de force mais peu de finesse), ça condense et déplace l’expérience du personnage, ça révèle ce qu’il refoule, c’est en gros du symptôme.
Twin Peaks deviendra une bible pour les auteurs de séries
Le rêve, chez Lynch, a une fonction autre, il n’est plus la production de l’inconscient. Le cerveau de Dale Cooper est plutôt une boîte mail qui, à intervalles réguliers, reçoit des messages. Le sommeil, le rêve ne plonge pas dans les tréfonds du sujet, mais au contraire sont un accès (presque au sens internet du mot) à ce qui le dépasse, le connecte à une connaissance plus vaste et intersubjective. Si avec Mulholland Drive Lynch reviendra vers un usage hitchcockofreudien du rêve, cette veine chamanique de Twin Peaks est ce que la série a de plus singulier et réjouissant.
Dans les vingt ans qui suivent, beaucoup de mentors de la nouvelle série américaine (à commencer par David Chase : « Les Soprano, c’est Twin Peaks installé dans le New Jersey ») ont déclaré que Twin Peaks avait été leur bible. On en trouve la trace, sous des formes très diverses, dans X-Files, Lost, Desperate housewives, Six Feet Under… même si tous ces descendants ont pris soin d’en gommer la lenteur presque ingrate, l’inefficacité dramatique.
Quant à Lynch, on aimerait avoir plus souvent de ses nouvelles par le cinéma. Ses dix dernières années, il semblait avoir quelque difficulté à enchaîner les films et Inland Empire, film monstre et malade, n’était pas totalement rassurant. Retrouver l’appétit narratif et la légèreté amusée de Twin Peaks serait peut-être la meilleure chose à lui souhaiter.
Jean-Marc Lalanne
Twin Peaks la saison 1, les 31 juillet, 1, 2, 3, 7, 8 et 9 août à partir de 1h30 sur Arte.
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