Fresque sociale et télévisuelle hors-norme, « The Wire » est l’une des séries les plus étudiées dans le champ des sciences sociales. Dans « The Wire, les règles du jeu », la maître de conférence et spécialiste des relations textes-images Ariane Hudelet explore l’humour, le réalisme et le versant visionnaire d’une série qui a le génie de se jouer des règles.
Pourquoi avoir décidé d’angler votre livre sur “les règles du jeu” dans The Wire?
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Ariane Hudelet – C’est un petit livre sur une série qui fait 60 heures. Beaucoup de choses ont déjà été écrites, notamment en anglais. J’ai donc lu tout ce qui avait été dit pour ne pas le répéter et trouver l’angle original qui permettrait d’en parler en synthétisant. En revoyant The Wire en entier, l’idée d’écrire sur le jeu m’est venue. Il y a beaucoup d’études sociologiques qui ont été faites sur la série et on parle souvent de son côté très réaliste. Elle peut donner l’impression d’une série un peu austère, surtout qu’on dit souvent que tout le monde parle de The Wire mais que personne ne l’a vu… Alors que moi, mon sentiment, c’est que c’est une série jubilatoire et qu’on prend beaucoup de plaisir à la regarder, rien que pour son récit ou pour ses dialogues. Bien entendu c’est une série qui parle de la ville, des enjeux économiques, politiques et sociaux d’aujourd’hui, mais elle le fait toujours avec un souci de la qualité des histoires et une grande précision de l’esthétique.
Ces codes se définissent comment dans la série?
Le premier sens de “jeu” dans la série se réfère au trafic de drogue évidemment. Quand les personnages parlent de “the game”, ils évoquent l’économie alternative de la drogue dans les ghettos, une espèce de monde qui fonctionne selon des règles parallèles et sur un autre plan. Mais ce que la série met en avant c’est la proximité entre ce système du trafic de drogues et les autres systèmes qui régulent la vie de la cité par ailleurs, que ce soit la police, la politique etc. Tous ces systèmes sont mis en résonance dans la série et donc le terme “game” parvient à rendre compte des différents systèmes qui posent problèmes. Le “jeu” dépasse totalement les frontières du ludique, parce que ce n’est plus qu’un jeu et que le game finit par se substituer à la réalité.
Concernant le jeu des représentations dans The Wire, quelle relation entretient la série avec le réel?
Quand on commence à regarder The Wire, on a immédiatement cette impression de réalisme, d’esthétique documentaire. Et certes quand on compare à des séries comme Game of Thrones on est évidemment plus dans le réalisme, c’est tourné dans les rues de Baltimore, il y a pas de flashback, pas de flashforward, pas de musique d’atmosphère, C’est une esthétique très retenue. Mais en même temps la série joue en permanence et de manière subtile avec les genres. Avec des références aux westerns, aux films noirs, au Nouvel Hollywood des années 70. Qui font que The Wire joue aussi avec nos attentes de la fiction et de la fiction télévisuelle en particulier. Ce qui offre une respiration qui permet à la série de ne jamais virer dans le sordide ou dans le désespoir, malgré le constat pessimiste qu’elle tire de la société d’aujourd’hui. David Simon parle souvent de la série comme d’une tragédie. Il y a cette dimension là évidemment mais il y a aussi cet espace de liberté instauré par le “jeu” dans la série qui a aussi beaucoup d’humour.
Il y a une fameuse scène de jeu d’échecs dans laquelle on voit D’Angelo expliquer les règles (saison 1, épisode 3). Que dit-elle la série et sur la notion de jeu en général qui y est déclinée?
Le jeu d’échecs est souvent un symbole, et on le trouve bien sûr dans d’autres séries, comme par exemple dans Twin Peaks. Mais dans cette scène de la saison 1, D’Angelo explique la stratégie du jeu d’échec en prenant comme exemple le fonctionnement du trafic de drogue pour que ses associés comprennent les règles à partir de ce qu’ils connaissent. Dans le même temps, la scène explique aussi le fonctionnement du trafic de drogue au spectateur, qui lui comprend le jeu d’échecs, en y associant les personnages que l’on commence à connaitre pour comprendre la hiérarchie de ce système. La métaphore va être filée jusque dans la saison 5. D’Angelo explique que certes il y a un vague espoir pour que l’un des pions arrive de l’autre côté de l’échiquier et devienne reine, mais il ajoute que cela n’arrive presque jamais et que la plupart des pions se font éjecter très vite au final. C’est aussi une réflexion sur le rêve américain et l’idée que n’importe qui peut y arriver. Mais une réflexion pessimiste qui dit que les règles sont déjà fixées, que les faibles sont en général éjectés, tandis que les hiérarchies sont confirmées et reproduites par les cycles de la vie sociale.
On a parfois l’impression que les règles du collectif sont sacrifiées aux intérêts individuels dans la série… Est-ce qu’il y a toutefois des règles ou des valeurs communes aux différents groupes et institutions qui sont observés dans The Wire?
Certaines valeurs ressortent et mettent en perspective les notions de bien et de mal. Dans les trois premières saisons, le chef du trafic Avon Barksdale a ses règles. Par exemple celle qui dit qu’on n’abat pas quelqu’un le dimanche parce que c’est le jour du Seigneur. Et quand Stringer Bell ordonne une attaque contre la grand-mère d’Omar un dimanche il est choqué. Car c’est une règle qu’on respecte et qu’on enfreint pas. Avec l’évolution de la série, il y a aussi beaucoup de règles implicites qui sont de plus en plus mises à mal. C’est notamment le cas quand le chef du quartier change et que c’est Marlo qui prend les rênes. Il semble complètement dénué des principes qu’avait instaurés Avon qui, lui, avait un sens du collectif et une sorte de fonction sociale du caïd.
A côté de ça, il y a certains personnages qui incarnent l’idée d’une morale, y compris au sein de la police, mais qui finissent par s’en éloigner. Dans la saison 5, les deux partenaires Bunk et McNulty sont en désaccord. McNulty invente une fausse enquête policière de tueurs en série pour détourner les fonds qui lui sont alloués pour traiter cette affaire et l’utiliser dans une enquête qui, pour lui, a du sens. Cette manipulation de la vérité est complètement inacceptable pour Bunk. Leur philosophie de l’action policière diverge. Est-ce que la fin justifie les moyens ou non? On voit qu’ils ne sont pas d’accord. Il y a toujours cette idée qu’il y a des tentatives de réformes, qui sont a priori souvent vouées à l’échec. Et en même temps, il y a quelques figures qui vont contre cette logique là. Par exemple la figure de Bubbles, addict à l’héroïne, qui arrive à s’en sortir, à sortir de la drogue, surmonter le fait qu’il soit responsable de la mort de son ami, et qui sort du sous-sol où il est cantonné chez sa soeur pour rejoindre une véritable vie de famille. Il y a quelques destins individuels qui aboutissent à une rédemption, en dépit du constat assez sombre sur le collectif. C’est un aspect souvent discuté de The Wire, ce côté noir et pessimiste, surtout sur l’action collective et sociale de Baltimore. Mais il n’y a pas ce besoin ultime de lueur d’espoir et d’happy end si commun à la télévision américaine chez David Simon (le showrunner de la série ndlr) qui veut faire une tragédie et dont ce n’est pas le genre d’approche.
Le fait que son créateur David Simon soit un ancien journaliste, qu’est-ce que cela change dans la conception de The Wire?
C’est vraiment intéressant de tracer les origines de The Wire dans le travail de David Simon. On peut trouver sur internet la plupart des articles qu’il a écrit pour le Baltimore Sun quand il était journaliste, et on reconnait certaines figures et thématiques. On peut lire aussi ces deux récits de non fiction. Baltimore qui raconte une année qu’il a passé intégré au sein de la brigade criminelle de la ville et qui est un récit très prenant, très détaillé et factuel sur l’activité policière. Certains éléments de dialogue, certains personnages sont directement liés à ce qu’on retrouve dans The Wire, comme par exemple le premier dialogue entre McNulty et un témoin qu’on retrouve dans le livre. Dans la continuation, The Corner est une exploration d’un des quartiers les plus chauds de Baltimore avec des des dealers et des addicts.
Cette approche journalistique est donc essentielle à The Wire, mais il ne faut pas oublier que c’est d’abord une oeuvre collective. Il y a tout le travail fait par Ed Burns qui a co-écrit la série et qui est un ancien policier devenu enseignant, et dont l’expérience se retrouve particulièrement dans la saison 4 par exemple. Il y a aussi toute l’équipe de scénaristes qui sont de grands écrivains du romans noirs, comme George Pelecanos, Richard Price ou Dennis Lehane, qui tous les trois écrivent beaucoup sur l’expérience urbaine et qui ont un imaginaire assez proche de celui de David Simon mais ajoutent une touche de romanesque dans la manière dont la série est écrite.
C’est une des séries les plus étudiées dans le champs des sciences sociales et qui génère le plus de publications, cela s’explique comment?
C’est lié à cette pluralité des voix dans la conception de la série, mais aussi à la dimension de la série, 60 heures qui constituent une fresque immense. C’est aussi ça que signifie le titre de mon livre, “les règles du jeu”, car on pense à Renoir qui arrivait à dépeindre un fonctionnement social à travers une intrigue de marivaudage. Dans la série on a cette ampleur vraiment spécifique, et 60 heures c’est énorme pour dépeindre des interactions entre certains milieux et différents territoires. Les nouveaux espaces explorés à chaque saison viennent complexifier l’intrigue et une myriade de détails entrent en résonance au fur et à mesure qu’on regarde la série. C’est un des réels plaisirs qu’on a en regardant The Wire. Soudain, dans la saison 3, on comprend un détail assez subtil de la saison 1. Il y a certaines répliques aussi qui reviennent dans des contextes différents et qui prennent un nouveau sens… Ce temps long de la série, cette ampleur narrative, fait pour beaucoup dans sa notoriété dans le champ des sciences sociales. Et bien sûr il y a aussi l’expérience de David Simon et son intérêt pour l’analyse politique et économique. C’est une série très érudite, d’auteurs qui ont beaucoup lu, notamment des sociologues, et qui s’intéressent profondément à la logique économique actuelle. C’est aussi une série qui peut être vue comme visionnaire, faite avant la crise de 2007-2008, et qui prédit la vacuité de l’économie libérale avec puissance…
Propos recueillis par Claire Pomarès
Ariane Hudelet, The Wire, les règles du jeu, PUF, 2016, 198 pages, 13 euros.
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