Mal reçue par la presse américaine, la nouvelle série du grand Aaron sorkin a débuté de manière aussi décevante qu’intrigante. Tentative d’explication à chaud.
Formulons d’emblée l’impensable : avec le pilote de The Newsroom diffusé le 24 juin sur HBO et aussi fébrilement attendu par les amateurs de séries qu’un nouveau film de David Lynch était autrefois désiré des cinéphiles, Aaron Sorkin n’a pas atteint au chef-d’oeuvre. Le scénariste le plus doué de sa génération (A la Maison Blanche comme The Social Network, c’était lui) a bien sûr réussi à se démarquer du tout-venant. Mais nous attendions un bouleversement, un orage créatif qui n’est pas venu. A la place a surgi un drôle d’objet à la fois captivant, outrageux et fragile.
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The Newsroom se déroule dans la salle de rédaction d’une émission d’actualité diffusée sur une chaîne imaginaire du câble. Un choix logique au regard de l’univers qu’explore Sorkin dans ses séries depuis quinze ans : le pouvoir américain sous diverses formes, avec un espace de travail clos comme socle d’observation. Une émission d’actu sportive servait de décor à l’emballante Sports Night (1998-2000), comédie pleine de swing octroyant une large place aux relations entre les journalistes et leurs patrons. L’exceptionnelle A la Maison Blanche (1999-2006) mettait en scène le président US et sa garde rapprochée dans un ballet d’intelligence politique et de panache. Studio 60 on the Sunset Strip (2006-2007) scrutait la fabrication d’une émission type Saturday Night Live, mêlant une réflexion acide sur l’état de la télévision et un regard puissant sur l’histoire du divertissement à Hollywood.
Ce programme d’une vie, Aaron Sorkin veut le poursuivre et peut-être le résumer avec The Newsroom. Le générique convoque plusieurs figures tutélaires du journalisme américain comme Edward R. Murrow et Walter Cronkite, esquissant l’éloge d’un contre-pouvoir. L’importante première scène de la série évoque à la fois le film Network de Sidney Lumet (1976) et la reprise qu’en avait faite Sorkin lui-même dans Studio 60 on the Sunset Strip. On y voit Will McAvoy (Jeff Daniels, très bien), vieux routier de l’info devenu au fil des ans un présentateur de JT plutôt passe-partout, se révolter en direct lors d’un panel.
Quand une étudiante lui demande d’expliquer en quelques mots « pourquoi l’Amérique est le plus grand pays du monde », l’homme répond avec une colère invraisemblable dans la voix et dans les mots que « l’Amérique n’est pas le plus grand pays du monde ». Un déclic a lieu. Il va redevenir un journaliste pugnace, avec l’aide d’une productrice qui est aussi son ex, romance oblige.
Cette colère d’un homme contre l’illusion de puissance de son propre pays est évidemment celle d’Aaron Sorkin. Elle se déploie tout au long du premier épisode comme un trait de noirceur indélébile sur le visage d’une nation blessée. La misanthropie (ou le désespoir) de l’auteur d’A la Maison Blanche apparaît ici de manière plus évidente que jamais. Son adversaire s’appelle la bêtise, au sens large, et l’arrivée de Barack Obama à la tête des Etats-Unis n’a rien changé à ses yeux. Son ancien président de fiction, Jed Bartlet, ne cachait pas sa mélancolie face à un monde qu’il considérait comme trop peu tourné vers l’idéal. Mais jamais un personnage d’Aaron Sorkin n’avait montré une haine et un dégoût aussi manifestes de l’humanité, sauf le Mark Zuckerberg de The Social Network, sans doute un pivot dans sa carrière.
Par sa manière de filmer les interactions entre personnages dans les couloirs de la rédaction, The Newsroom suggère un monde hoquetant, une harmonie impossible, y compris dans la petite cellule d’habitude sanctuarisée formée par ses protagonistes. Pour la première fois, Sorkin n’a pas fait appel à son complice Thomas Schlamme pour réaliser le pilote, mais à Greg Mottola, monsieur SuperGrave. Ce dernier place sa caméra loin des acteurs, recadre avec de petits zooms, et n’abuse pas du « walk and talk », technique fétiche du duo Sorkin/Schlamme consistant à filmer des gens qui marchent et parlent à en perdre haleine.
Malgré l’apparence de continuité – les longues tirades et le ping-pong verbal sont toujours là -, quelque chose s’est transformé. La colère s’est épaissie, le rythme a changé, plus aride qu’avant, si bien que The Newsroom semble marquer une nouvelle ère dans l’oeuvre d’Aaron Sorkin. Cette sensation d’austérité, à confirmer sur la longueur, est d’ailleurs la plus étrange mais aussi la plus intéressante laissée par le premier épisode.
Comme les grands maîtres de la peinture et du cinéma, Sorkin chercheraitil son style tardif, celui qui s’impose après avoir réussi des chefs-d’oeuvre classiques ? Le moment n’est peut-être pas tout à fait arrivé. Dans ce pilote, le créateur hésite ou s’aveugle peut-être volontairement. Il ne paraît pas encore convaincu qu’une révolution soit possible à l’intérieur son système, se résignant parfois à n’offrir que la petite musique attendue de lui.
Au milieu de l’épisode, la longue tirade grandiloquente de la productrice (Emily Mortimer, passable) sur la nécessité de faire de la » vraie information » pour changer le monde, paraît surjouée, voire inutile. Le génie d’A la Maison Blanche tend à ce moment-là le bâton pour se faire battre. Il endosse l’habit du donneur de leçons, noyé dans la démonstration de sa propre intelligence qui, comme toute intelligence, a ses limites. Sa colère devient alors arrogance. Depuis vingt ans, tout le travail de Sorkin flirte avec cette zone grise : « la musique de l’intelligence », comme il l’appelle lui-même, constitue peut-être son sujet profond. Mais ici, une limite est franchie par instants. Très sévère, une large partie de la presse américaine s’en est donné à coeur joie pour fustiger une mécanique autrefois brillante tournant désormais à vide. Nous n’irons pas jusque-là.
Entre les prémices du changement et un certain art du surplace, voire de l’autoparodie, le pilote de The Newsroom trace donc une voie incertaine. Cela ne nous empêchera pas de regarder la série avec gourmandise, ni de poser quelques questions. La principale concerne le rôle de HBO, chaîne mythique qui a mis à l’antenne Les Soprano et The Wire. Avant aujourd’hui, Sorkin n’avait encore jamais travaillé pour le câble, demeurant un artiste au coeur des grandes chaînes hertziennes, avec toute la schizophrénie que cela impliquait. Ses patrons lui demandaient de faire de l’audience, l’auteur remplissait sa mission et écrivait en plus le grand roman de l’Amérique contemporaine. Il n’était pas obligé, mais il y parvenait, sans rien demander en retour que notre éternelle considération. Avec The Newsroom, HBO offre une prestigieuse carte blanche à Aaron Sorkin. En échange, elle lui demande de faire du Aaron Sorkin et surtout pas autre chose. Il se pourrait que cette liberté de façade soit le contraire de la liberté : un piège dont il faut espérer qu’il ne soit pas mortel. Verdict à la fin de la première saison, le 26 août
The Newsroom chaque dimanche sur HBO
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