Le duo de réalisateurs à qui Steven Soderbergh a confié les rênes de cette série détaille les enjeux narratifs et salue la performance de leur actrice principale, Riley Keough.
En 2009, Steven Soderbergh réalisait l’un de ses films les plus étranges, Girlfriend Experience, sur le quotidien d’une jeune prostituée de luxe interprétée par Sasha Grey, alors la plus étonnante des porn-stars. Les échos de la crise financière se faisaient entendre entre les scènes d’amour tarifé. Sept ans plus tard, l’ex-wonderboy d’Hollywood a pour l’instant arrêté de faire des films et choisi de s’intéresser aux joies différentes du petit écran.
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La télévision est devenue un terrain d’expériences pour l’auteur d’Ocean’s Eleven, qui vient de réaliser coup sur coup (et certainement en apnée, puisqu’il est allé jusqu’à tenir la caméra en permanence) les deux premières saisons de The Knick, un drame médical situé à New York en 1900 à l’ère des protocoles de soins sans antibiotiques.
Coup de maître planant et pertinent. Porté par l’envie de se reposer un peu, mais avec un goût du jeu intact, Soderbergh revient déjà sur la scène des séries, cette fois en tant que producteur. Une planque ? Pas vraiment. L’acte de création se niche aussi dans les concepts. Et The Girlfriend Experience a quelque chose d’un concept, presque d’une installation fictionnelle.
Une hydre à deux têtes mise en place par Soderbergh
Initiée par le cinéaste, elle n’est en rien un remake ou un reboot de son film, mais une variation qui en oublie les intrigues et se contente du même point de vue de départ : la vie d’une pute de luxe observée par le prisme de cette jeune femme. Pour agrémenter le tout, Soderbergh a mis un duo paritaire aux commandes des treize épisodes de la première saison.
“Nous avons coécrit l’ensemble de la saison et réalisé un épisode sur deux”
“Steven voulait une hydre à deux têtes constituée d’une femme et d’un homme pour mener la barque”, confirme le réalisateur new-yorkais Lodge Kerrigan, associé ici à la jeune actrice-scénariste-réalisatrice de 34 ans Amy Seimetz, aperçue dans le film de Lena Dunham, Tiny Furniture. “Nous avons coécrit l’ensemble de la saison et réalisé un épisode sur deux”, poursuit Kerrigan.
Dès les premiers épisodes, une évidence pointe : la greffe du féminin et du masculin prend sans difficulté. Elle constitue d’une certaine façon le sujet de la série, qui se promène dans l’urbanité glacée de Chicago et met en scène l’indomptable et sublime Christine Reade (Riley Keough). Cette sirène fascinante ne laisse personne s’attacher à elle sans en payer le prix.
Ici, le sexe n’est ni chaud ni froid
Jeune et jolie stagiaire dans un grand cabinet d’avocats, elle voit sa meilleure copine gagner des milliers de dollars en jouant à la petite amie pour des hommes d’affaires friqués. Christine se fait alors appeler Chelsea et passe à l’acte. “Christine est très intelligente, manipulatrice, compliquée, ambitieuse, pas toujours honnête, nous avons voulu la rendre intéressante mais pas forcément aimable, résume Lodge Kerrigan. Traditionnellement, un personnage avec ces caractéristiques serait plutôt un homme.”
A travers les interactions avec les clients, Seimetz et Kerrigan filment les solitudes affectives et physiques contemporaines avec un sens de la cruauté assez impressionnant. Ici, le sexe n’est ni chaud ni froid. C’est le théâtre du vrai et du faux qui anime les réalisateurs, l’ambiguïté en actes, la manière qu’a Christine/Chelsea de mimer l’amour, au point qu’un doute subsiste, toujours flottant.
“Je voulais explorer l’idée de l’intimité, poursuit Kerrigan. Christine se retrouve confrontée à des situations créées de toutes pièces, presque comme des ready-made professionnels avec ses clients. Quelle est la profondeur de ces rapports et comment cela l’affecte-t-elle dans les autres parties de sa vie ? Est-elle capable de compartimenter ? C’est nécessaire à cause de son travail d’escort, mais au fur et à mesure que la série avance, certaines fondations commencent à s’écrouler…”
Une tragédie néoféministe
Sans jugement moral sur la prostitution, The Girlfriend Experience a parfois des allures de tragédie néoféministe. “Amy et moi-même voulions mettre en scène une femme qui fait ses propres choix, précise le réalisateur. C’est elle qui mène le jeu. Elle n’a aucune culpabilité, aucune honte par rapport à son travail, crée sa propre force, son espace de pouvoir. Elle accepte et reconnaît les conséquences de ses actions.”
Un monde néolibéral où les compétences se vendent comme les corps
“Nous étions d’accord pour ne pas objectiver Christine. Dans la série, les nombreuses scènes de sexe sont justifiées par la dramaturgie et ne sont pas superficielles, enfin je l’espère.” Le mot “pouvoir”, lancé au détour d’une phrase, constitue une clé. Ses dynamiques perverses se trouvent au cœur de chaque épisode, dans un contexte très particulier, celui du monde néolibéral où les compétences se vendent comme les corps.
L’entreprise qui emploie Christine est filmée comme un lieu où les transparences (baies vitrées, espaces ouverts) cachent d’innommables coercitions. Mis en miroir avec la prostitution, c’est le versant politique de la série, le plus vif et tranchant, qui rappelle en creux certains des premiers films de Lodge Kerrigan comme Clean, Shaven (1993) et surtout Claire Dolan (1998) – dont le personnage principal se prostituait.
Riley Keough, une courageuse actrice aux épaules solides
Kerrigan ne fait pas directement la comparaison, mais évoque avec fermeté ce qu’il appelle le “capitalisme avancé, où chacun doit à un moment ou à un autre se mettre en scène pour de l’argent et réaliser une performance. Quel que soit le domaine, on n’agit pas forcément en pleine liberté, mais pour obtenir un bénéfice. Un choix reste souvent possible, mais il est plus ou moins facile selon notre profession”.
Pour tenir le choc dans un univers aussi retors et néanmoins sexy, il fallait une actrice aux épaules solides et au courage sans limites. Fille de Lisa Marie Presley, aperçue dans Les Runaways et Mad Max – Fury Road, Riley Keough possède toutes ces qualités et plus encore. Elle impressionne dans ce rôle ardu, exposé et glissant.
Lodge Kerrigan s’enflamme logiquement à son évocation. “Riley est vraiment surprenante car elle parvient à montrer la transformation physique et émotionnelle d’une femme au fil des treize épisodes… Sa performance est addictive et complexe. C’est une actrice magnétique, qui prend vie devant la caméra.” Pas mieux.
The Girlfriend Experience le lundi, 20 h 40, OCS Max
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