“The Deuce”, la série de David Simon sur l’univers du porno, entame sa troisième saison. « Critique consciente du capitalisme » située cette fois au mitan des années 1980, elle accorde plus de place aux personnages féminins et scrute à travers eux la misogynie et le patriarcat.
La sixième série de David Simon pour HBO se termine. Après trois saisons, The Deuce embrasse pour la dernière fois les destins féroces d’une poignée de figures flamboyantes et fatiguées. Un certain art de la dentelle narrative typique de l’auteur de Treme. On y croise des prostituées, dont l’une est devenue réalisatrice de films pornos féministes – la magnifique Candy (Maggie Gyllenhaal) – et incarne le cœur battant, libéré, de la série. Autour d’elle, un flic au travail toujours plus absurde et répétitif, quelques escrocs (dont James Franco reprenant son double rôle de frères jumeaux) en proie à la mafia locale qui jette son dévolu sur la 42e Rue, ses bars de nuit et ses trafics interlopes. Après 1971 – saison 1 – puis 1977 – saison 2 –, nous voilà au mitan des eighties. Le premier épisode s’ouvre en décembre 1984, alors que Ronald Reagan occupe la Maison Blanche et que le sida décime les minorités. Le nouvel an sent mauvais.
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Le peuple de The Deuce doit faire face à la nouvelle donne politique : il s’agit déjà en haut lieu de « nettoyer » New York, d’esquisser ce qu’elle est devenue aujourd’hui, ce musée géant pour touristes en quête de style instagrammable. Tout cela, Simon le montre mieux que quiconque. Il écrit des séries pour inspecter la dégradation de l’espace social américain et sonder ce qui reste de vie dans les lieux les plus désolés, délaissés, détruits. Le romancier George Pelecanos, complice de longue date présent à l’époque de The Wire et cocréateur de la série, explique le choix de sauter à nouveau dans le temps. « Narrativement, cela produit quelque chose qui nous passionne. A la fin de la série, les personnages auront accompli d’incroyables trajets. Nous savions depuis le début que nous arrêterions l’histoire après trois saisons, en 1985. A New York, cette période a marqué la fin de beaucoup de choses. »
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“Dans toutes nos séries, nous montrons comment l’argent et le pouvoir s’entremêlent”
La Trump Tower a été érigée à Manhattan en 1983. La saison se passe aussi dans un nouveau monde. On entend un personnage parler de « ceux qui ont de l’argent », signe d’une fidélité aux thèmes développés dans les autres séries du Simon-monde, éclairant ce que le dollar fait à un pays et à sa politique, mais aussi aux corps. « On dit parfois que tous les poèmes parlent de la mort, rappelle David Simon. Eh bien, disons que dans toutes nos séries, nous montrons comment l’argent et le pouvoir s’entremêlent. Il s’agit d’une critique consciente du système capitaliste et de l’influence politique de l’argent. Dans The Deuce, on regarde aussi avec George la valeur du travail et sa dévaluation. Qu’on envisage le travail sexuel ou celui de gamins dans des corners qui vendent de la drogue, le sujet est le même. »
Pourtant, l’air que respirent spectateurs et spectatrices semble différent, ce que Simon confirme. « En axant cette série sur le porno, nous nous sommes attaqués à des thèmes nouveaux pour nous : la politique genrée, la misogynie, le patriarcat… En 1985, le porno changeait. Même si une partie de l’industrie s’est effondrée, le show a continué, je ne vous l’apprends pas ! Nos personnages, pionniers de l’âge d’or seventies, sont dépassés. Le porno devient un business à plusieurs milliards de dollars et envahit la culture mondiale. Pour moi, la façon dont les hommes et les femmes se regardent et s’envisagent aujourd’hui est profondément influencée par les cinquante ou soixante dernières années d’une pornographie hardcore devenue de plus en plus accessible, jusqu’à nos écrans personnels. Or, la période 1985-1986 correspond à l’essor des images personnalisées. Plus besoin d’aller en salle ou dans un sex-shop miteux, le consommateur influence ce qu’il regarde. La question du récit ou du regard d’un.e réalisateur.trice n’est plus posée, la pornographie devient la satisfaction à la demande du désir masculin. »
“L’un des défis de ‘The Deuce’ a été de façonner de forts personnages de femmes dans le contexte de la révolution en cours”
Pour Simon et Pelecanos, une introspection a eu lieu. Si The Wire et Treme faisaient place à d’intéressants personnages féminins, de la lesbienne policière Kima à la cheffe Janette, The Deuce a ouvert une perspective. « Il y a vingt ans, je n’aurais pas écrit cette série comme aujourd’hui, confirme Pelecanos. Je ne m’intéressais pas aux sujets féministes. Je pensais qu’à partir du moment où je me comportais comme une bonne personne, ou que j’essayais de l’être, tout allait bien. L’un des défis de The Deuce a été de façonner de forts personnages de femmes dans le contexte de la révolution en cours. Nous n’avions pas anticipé MeToo (la série a débuté en septembre 2017 – ndlr). Mais les événements extérieurs et la présence d’un misogyne violent à la têtedes Etats-Unis ont donné de l’énergie à celles et ceux qui ont bossé sur la série. »
Cette énergie se diffuse à l’écran. Ecrite et réalisée par davantage de femmes que toutes les autres créations de David Simon, elle met aussi en scène à travers le personnage de Candy une réflexion sur la puissance du point de vue féminin. « Quand j’étais vingtenaire, je n’avais pas les capacités intellectuelles pour comprendre la façon dont les femmes voient le monde, admet brutalement Simon. Dans The Wire, elles étaient définies par leur travail. Dans Treme, pour la première fois, la moitié de nos personnages était des femmes. J’avais la quarantaine et je me suis dit qu’il était temps d’écrire des personnages féminins au-delà de leur fonction. Avec The Deuce, c’est plus poussé car le sujet et l’histoire impliquent que nous réfléchissions à la manière dont nos personnages féminins conceptualisent leur vie et l’envisagent par rapport au regard masculin, le male gaze, qui les enserre. Cela va au-delà de leur sexualité. Elles pensent à leur position dans le monde. »
“La direction que prend le monde nous renvoie en arrière”
Comme toujours, Simon ausculte les dynamiques de pouvoir et les détaille en évitant la sentimentalité. L’épidémie de sida est traitée dans The Deuce à travers une vision politique globale, complémentaire à ce qu’a fait Pose cet été dans sa deuxième saison située dans les années 1990. « Nous essayons d’expliquer que le virus a d’abord touché des personnes politiquement vulnérables et facilement marginalisées, explique Simon. Si vous étiez sexuellement actif en 1985, la première chose qu’on disait quand la maladie a surgi en masse à New York ou San Francisco, c’était : ‘Oh, maintenant, tout le monde peut l’avoir.’ C’est comme si, tout à coup, le sida était devenu important parce que les hétéros (ceux qui n’utilisaient pas de drogue) y étaient potentiellement exposés… La parano est devenue intense. J’ai fait partie de cette parano. Je me souviens avoir tremblé avant de recevoir les résultats de mes tests, en 1985. En vérité, la maladie ne s’est pas propagée tant que cela, mais ce qui arrivait en priorité aux gays aurait dû suffire pour que la société réagisse avec vigueur et empathie. Ce qui s’est passé, c’est plutôt que certains en ont profité pour critiquer a posteriori la libération sexuelle. Plus personne ne parlait de chasteté victorienne depuis vingt ou trente ans, et c’est revenu comme par magie dans le débat public. Cette crise sanitaire réelle a été utilisée pour des manœuvres politiques. Dans la tragédie s’est immiscée une farce. Comme souvent. »
Ce qui ressort de The Deuce, c’est finalement le mélange entre une forme d’espoir (qu’un regard puisse changer le monde, par exemple) et de colère sourde, l’un n’allant pas sans l’autre. Le scénariste-showrunner a la réputation d’utiliser la colère comme carburant. Renforcée par ses esclandres sur Twitter (l’une de ses dernières punchlines contre Donald Trump fut de le traiter d’“espèce de débile exploseur de putains d’ouragans »), cette idée chiffonne pourtant David Simon, qui exprime une nuance : « Ecoute, je n’ai jamais autant aimé ma vie que maintenant. Je regarde des matchs le samedi, je me promène avec mes enfants, tout va bien… Mais si tu parles de colère politique, alors oui. La direction que prend le monde nous renvoie en arrière, loin des valeurs humanistes que je défends. Si vous n’exprimez pas de colère, alors d’une certaine manière vous êtes complices. Nous avons atteint un point où les gens doivent choisir entre le bien et le mal, je le crois sincèrement. »
“The Deuce” saison 3 sur OCS City et OCS Go
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