De haut niveau, l’ultime épisode hyper attendu de “Succession” saison 3 a déchiré un peu plus la famille Roy, en laissant entrer l’émotion.
“Souls are boring” – “Les âmes, quel ennui”. Le cousin Greg et Tom s’échangent ces mots comme des gamins durant la fête de remariage de la mère de Shiv, Kendall, Roman et Connor, sous les cyprès toscans, tandis que hors-champ se joue le sort de Waystar et de la famille Roy. Voici l’un des moments forts du finale de la saison 3 de Succession, qui a livré trois épisodes de haut niveau pour conclure un récit parfois égaré cette année entre fausses pistes (les politiciens) et jeu de massacre un peu gratuit. Mais tout est pardonné ou presque, car ce qui s’est passé dans la dernière ligne droite place la série de Jesse Armstrong parmi celles qui compteront pour longtemps. All The Bells Say est un épisode pour l’histoire, où Succession produit ce qu’elle sait faire de mieux avec un sens de l’épure impressionnant. Et parvient même à dépasser son programme.
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Pour la première fois, nous comprenons à quel point la farce dans la série, son ironie et son humour si présents, peuvent sembler dérisoires face à des personnages qui ne parviennent plus à se protéger de leurs affects si puissants. Tout déborde, y compris ce que hurlent Tom et Greg, sourires aux lèvres, sur l’inutilité des âmes. Cet épisode prouve le contraire de façon magistrale : les âmes ne sont pas ennuyeuses, même dans Succession. Elles incarnent la sève du récit, qui s’emploie à les ouvrir peu à peu, jusqu’à les laisser ouvertes et béantes, complètement nues.
C’est le sens du moment le plus stupéfiant, quand Kendall, en pleine dépression suite à une tentative de suicide qui ne dit pas son nom, avoue à sa sœur et son frère un secret qui lui pèse, ce serveur tué pendant la fête de mariage de Shiv alors qu’il conduisait sous l’emprise de drogues. C’était en fin de première saison. Le moment lui revient comme un boomerang, nous sommes avec lui dans cette expérience purement sérielle, ce retour du refoulé en bonne et due forme. La scène dure, captée d’un seul trait, alors que Shiv et Roman tentent de consoler leur frère effondré, incapable de reprendre goût à la vie. La chaleur les accable, Kendall s’assoit près des poubelles et lance d’une voix blanche : “Je ne suis pas ici”. Un plan en contre-plongée semble enfermer le trio à hauteur du sol, près de la poussière qu’ils et elle redeviendront bientôt. Nous sommes bien à ce niveau-là : une question de vie ou de mort.
C’est d’autant plus émouvant que d’ordinaire, Succession n’est pas une série émouvante. Cette fois, elle fait le choix d’une transparence émotionnelle qui va de pair avec la décision prise par les uns et les autres de “tout se dire”. L’épisode a beau être structuré comme toujours sur des coups bas révélés dans les derniers instants, on retient d’abord l’honnêteté des échanges. C’est Connor revendiquant au déjeuner la place d’aîné dans la famille, c’est Roman parlant d’amour à son corps défendant, c’est une conversation collective sur l’opportunité de tuer le père. “Passe-moi le putain de fusil”, demande Roman à sa sœur. Tout y passe en mode frontal : le drame shakespearien, la psychanalyse à ciel ouvert, la simplicité des sentiments. Parler des choses reste essentiel, même si cela n’aide pas au bien-être de celles et ceux qui s’y collent : telle est la leçon assez généreuse mais triste prodiguée par Jesse Armstrong et son équipe, rendant les conflits des Roy finalement universels, malgré la distance qui nous sépare d’elles et eux due à l’argent et aux invraisemblances de soap post-Dallas.
Anti-héros
Reste le cas Logan Roy, un peu à part dans cet épisode, au sens où le boss octogénaire agit avant tout en dehors de l’action, demandant à son fils Roman de partir au moment de négocier la revente de son conglomérat à un loup de la tech (joué avec un chic fou par Stellan Skarsgård), renouant avec son ex-femme en secret, explosant enfin dans une séquence conclusive où il se caricature lui-même à coup de “fuck-off” (“Allez-vous faire foutre”), sa signature de patriarche. Le capitalisme contemporain le plus délétère a trouvé sa figure de proue et Succession son sujet profond et annoncé : la transmission dans ce qu’elle a de plus abusif, morbide et douloureux. Il faut entendre Logan sécher Roman avec sa violence fondamentale (“Tu me parles d’amour ?”) pour le ressentir.
Au moment où Logan contrecarre les plans de ses enfants en les empêchant de s’opposer à la revente de Waystar, dans l’expression chimiquement pure de son impitoyable volonté de puissance, on ne peut s’empêcher de penser à Tony Soprano, un autre héros de série HBO. Il y a vingt ans, ce boss de la mafia du New Jersey passait chez la psy et finissait au bout de six saisons par évoquer sa culpabilité profonde d’être celui qu’il est. En voyant son fils Christopher en proie à l’angoisse et à la déprime, Tony parlait au Dr Melfi de ses “gênes pourris” et se liquéfiait sur place.
Logan Roy n’a pas ce genre de faiblesse. Il pousse l’anti-héros masculin vers des limites extrêmes, celui d’un père qui tranche le crâne de ses enfants. Succession a compris que pour se permettre de filmer ces meurtres symboliques, il fallait laisser entrer une forme de candeur en contrepartie. Elle émerge durant tout l’épisode et surgit dans la bouche de Shiv qui s’étouffe presque en prononçant cette réplique géniale : “We just walked in on mum and dad fucking us”. Soit à peu près ceci : “On vient de surprendre papa et maman en train de nous baiser.” Elle n’est pas au bout de ses surprises. À ce stade de précision et de rage, il paraît difficile de faire mieux. Nous avons peut-être vu le sommet de Succession.
Succession saison 3, épisode final. Sur OCS.
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