Eté 1985, entre la piscine et le centre commercial, au milieu de couleurs éclatantes, les ados de Stranger Things savent que le danger rôde. Une saison 3 sous le signe de l’adieu à l’enfance où pointe la peur du futur.
« Merci d’avoir attendu. Merci d’avoir été patients. Nous avons pris deux semaines de vacances et depuis, nous consacrons nos journées et nos week-ends à Stranger Things saison 3. Des centaines de personnes se sont tuées à la tâche pour vous apporter les épisodes et vous satisfaire. On espère que ça vous plaira. »
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Ce discours contrit des jumeaux Duffer en forme d’adresse aux fans souligne la pression qui s’exerce aujourd’hui sur les créateurs des séries les plus mondialisées et sonne presque comme une imploration à les pardonner.
https://www.youtube.com/watch?v=XGAw_FzwLSM
Une névrose d’abandon à intervalles réguliers
Mais les pardonner pour quoi, au fait ? D’abord, une deuxième saison que la rumeur générale a trouvé juste de critiquer – c’est pourtant notre préférée.
Ensuite (et surtout) parce que les presque vingt mois entre les derniers épisodes mis en ligne au moment de Halloween 2017 et les nouveaux chapitres proposés ce 4 juillet peuvent s’apparenter à une éternité dans le temps raccourci du binge watching et du trop-plein de fictions dans lequel nous surnageons collectivement.
La crainte sourde qui suinte de leur discours en apparence banal est celle d’être oublié, méprisé, mis de côté, laissé seul face aux monstres. On ne spoilera rien en révélant que Stranger Things actionne cette névrose d’abandon à intervalles réguliers depuis son apparition, il y a trois ans.
Souiller brutalement la possibilité du bonheur
La peur d’être inadapté alors que le monde change sans se soucier de nos souvenirs traverse le début de cette troisième saison (dont nous avons pu voir les trois premiers épisodes au moment d’écrire ces lignes) qui se déroule à l’été 1985, toujours dans la petite ville fictionnelle de Hawkins dans l’Indiana, où Dustin, Mike, Will, Lucas, Nancy et les autres se fréquentent depuis qu’ils sont petits.
A la fin de la saison 2, Eleven avait réussi à contenir le « monde à l’envers », ce symbole du mal – et du mal-être face à la sexualité, notamment – qui ne demande qu’à avaler les enfances et détruire les joies provinciales paisibles. La préado capable de télékinésie avait bravé le sang qui s’écoule de son nez et fermé la porte à une créature, même si cela ne pouvait pas durer.
Cela, en effet, ne durera pas. D’horribles rats, plus gros encore que ceux que l’on croise dans le métro parisien, portent en eux, dans ce début de troisième saison, la certitude que la vie des habitants ne tient qu’à un fil.
Stranger Things a toujours eu cette capacité étonnante de souiller brutalement la possibilité du bonheur, à passer entre les genres, les mondes, les émotions. Glisser d’une forme d’immaturité (qui a pu lui être reprochée, surtout dans son rapport aux références) à la dureté d’images traumatiques constitue son trajet préféré. Elle ne semble donc pas prête de s’arrêter.
Un imaginaire du cinéma américain des années 1950
En ce qui concerne le côté obscur, ce Stranger Things, troisième manière, fait appel à un imaginaire bien identifié dans le cinéma américain depuis les années 1950, celui des body snatchers – L’Invasion des profanateurs de sépulture de Don Siegel est sorti en 1956. Cette figure du monstre venu d’ailleurs prenant possession de corps locaux mêle l’inquiétude du strange au familier.
Elle pourrait concerner Billy, personnage apparu la saison dernière, qui commence cette année en maître-nageur fantasmatique pour les mères de famille du coin.
Il faut dire que son lieu de travail joue un rôle certain, puisque les couleurs de l’été brillent comme elles n’ont jamais brillé : ce nouveau volet de la série commence alors que l’école est finie, quand les collégiens et les habitants en général passent leurs journées entre deux pôles principaux où se construit l’action des premiers épisodes : une grande piscine en plein air et un mall (centre commercial) comme il en a fleuri partout dans l’Amérique post-Seconde Guerre mondiale et plus encore durant la période reaganienne décrite ici.
Ce vaste alignement flashy de boutiques – notamment un magasin de glaces où travaille la nouvelle venue Robin, jouée par l’énergique Maya Hawke, fille d’Uma Thurman et d’Ethan Hawke – est présenté comme la grande nouveauté dans une ville qui faisait plus que frôler l’ennui.
On y entend en toute logique Material Girl de Madonna et ses paroles joyeusement lucides, on y trouve un studio de danse simili Véronique et Davina mais tenu par un homme, une librairie comme il n’en existe plus dans ces endroits populaires, des comptoirs à bonbons débordants, des enseignes de fringues telles Gap et un cinéma où sort cet été-là (la date est bien respectée) le totem générationnel Retour vers le futur, mais aussi Le Jour des morts-vivants de George A. Romero.
Des références cinématographiques et pop
L’inventeur des zombie movies avait situé l’un des volets de sa série de films dans un centre commercial de ce genre – Zombie – Le crépuscule des morts-vivants, 1978 – et en profitait alors pour façonner une critique puissante de la religion consommatrice mortifère dont nous ne sommes toujours pas sortis.
Stranger Things n’a jamais eu et n’aura jamais cette force politique. En revanche, les scènes qui se déroulent dans le mall laissent poindre, derrière l’agitation et l’excitation ambiantes, l’idée que le danger pourrait bien se nouer ici.
Avec cette référence à Romero même édulcorée, et cette vision du « good old fashioned american capitalism », comme le dit un dialogue, les Duffer montrent que les signes du rêve américain ne sont jamais repris comme tels dans la série.
Au fond, les créateurs opèrent avec les images du centre commercial le même stratagème utilisé pour les références cinématographiques et pop : ils filment leurs nostalgies personnelles tout en soulignant de manière parfois très dure que les âges d’or se situent derrière nous – et qu’ils étaient peut-être même viciés à la base.
Le choix du temps suspendu de l’été
Comment grandir quand on sait à l’avance que les regrets gagneront ? La question se pose pour de nombreux domaines de la vie mais aussi pour les séries qui dépassent un nombre conséquent d’épisodes, comme c’est le cas désormais pour Stranger Things.
La possibilité de vieillir, on le sent bien, paralyse un peu les scénaristes-réalisateurs qui cherchent parfois leurs marques dans ce début de troisième saison, comme s’ils avaient constamment peur de décevoir.
“Avec mon frère, on se souvient de cette période comme étant assez fun, mais surtout pleine de changements. Il y avait beaucoup d’émotions et aussi une vraie peur du futur » – Ross Duffer
Mais c’est aussi, évidemment, le sujet profond de leur série. Le choix du temps suspendu de l’été n’a rien d’innocent, comme l’explique Ross Duffer : « Nous avons pensé que cela marcherait bien pour développer les personnages car il s’agit du dernier été des kids avant le lycée. Avec mon frère, on se souvient de cette période comme étant assez fun, mais surtout pleine de changements. Il y avait beaucoup d’émotions et aussi une vraie peur du futur. »
Le soleil qui inonde Hawkins est forcément trompeur, comme le confirme son frère Matt : « Il y a toutes ces couleurs vives qui sont nouvelles, je dirais même que la série est encore plus pop de ce point de vue. Sauf que l’on sent un courant souterrain de tristesse et de douleur à mesure que ces gamins grandissent. »
Un paradoxe tendre et mélancolique
La fin de l’enfance comme horizon pointe depuis le début de Stranger Things, mais trouve cette fois une attention particulière qui se déplie par touches appuyées. Ce sont, par exemple, les engueulades de la petite bande quand il s’agit de décider de jouer ou non à Donjons et Dragons pour la millième fois.
A partir de quel moment est-ce que l’on n’y croirait plus ? « On ne va pas passer le restant de nos vies à jouer à ce jeu dans mon sous-sol”, lance Mike à son ami Will, mettant un point final à leurs rendez-vous.
Quelque temps plus tard, dans l’un des plus beaux moments de la série, le même Will se rend seul dans la forêt et retrouve la cabane dans laquelle il se réfugiait avec ses amis pour jouer. Il se met alors, de rage, à la détruire de ses mains.
Le temps de Stand by Me, du petit groupe d’amis, est bien terminé. Pour Will qui a connu tous les enfers – enlevé dans la saison 1, hanté par le monde à l’envers dans la saison 2 –, cette déchirure intime surpasse tout.
Ce personnage est décidément le plus précieux de la série avec sa « jumelle » en ce qui concerne les expériences limites, Eleven. Celle-ci touche du doigt, cette saison, la profondeur du sentiment amoureux.
Les cheveux longs, le regard toujours perdu, l’ancienne enfant captive a maintenant le droit d’arpenter la nature et ses propres désirs, timidement. Simultanément, elle reste cette très jeune fille dont les visions horrifiques du « monde à l’envers » lui dévoilent des images que personne d’autre ne voit (et ne devrait voir) à son âge.
Trop tôt, trop tard : toute la tension de Stranger Things se joue dans ce paradoxe tendre et mélancolique, qui rend la série désirable malgré ses imperfections, ses longueurs, ses facilités bubble-gum. On se prend à souhaiter qu’elle accompagne les un.e.s et les autres jusqu’à l’âge adulte.
Strangers Things de Matt et Ross Duffer avec Winona Ryder, David Harbour, Finn Wolfhard. Saison 3 sur Netflix le 4 juillet
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