Révélées sur les bancs du « Saturday Night Live » et auteures de séries cultes, Tina Fey et Amy Poehler forment depuis vingt ans l’un des plus célèbres duos comiques de la télé américaine. Elles tentent désormais de s’imposer au cinéma avec « Sisters ». Visite d’une ruche en plein travail.
Il ne se passe jamais rien les nuits d’été à Bethpage, petit hameau bourgeois planté au cœur de l’île de Long Island, voisine de New York. En attendant que la vie reprenne son cours début septembre, avec la rentrée des classes et la reprise de la saison des Golden Eagles, l’équipe de football locale, le temps se fige ici durant quelques semaines, laissant le quartier dans un drôle d’état de somnolence. Dans les rues à peine éclairées, traversées toutes les demi-heures par un automobiliste paumé, des ados roulent à vélo tandis que des grands-pères s’endorment sous le porche de leurs pavillons, protégés par des bannières étoilées.
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En cette fin de juillet 2014, un restaurant italien du coin est pourtant le théâtre d’une étrange agitation. Chaque soir, le lieu est pris d’assaut par une bruyante bande d’acteurs, scénaristes et producteurs, tous issus du Saturday Night Live, le show comique le plus populaire du pays. Il y a là Maya Rudolph, John Lutz, Kate McKinnon, ou encore la tornade Paula Pell, scénariste mythique du SNL, qui prend en charge l’ambiance à coups de vannes salaces et de danses endiablées. Et puis il y a celles pour qui toute la clique s’est réunie, les reines de la soirée : Tina Fey et Amy Poehler.
Les deux stars sont à Long Island afin de tourner Sisters, une comédie dont la sortie, prévue pour la fin de l’année aux Etats-Unis, devrait valider définitivement leur statut de patronnes de l’humour américain. Encore méconnues du grand public en France, ces pimpantes quadras forment depuis les nineties l’un des duos les plus drôles et subversifs de la télé aux Etats-Unis. Productrices ou actrices de séries acclamées par la critique (Tina Fey a lancé en mars sa nouvelle création sur Netflix, Unbreakable Kimmy Schmidt, tandis qu’Amy Poehler a clos sa sitcom Parks and Recreation au bout de sept saisons en février dernier), elles sont aussi auteures de best-sellers vendus à des millions d’exemplaires et coanimatrices de la cérémonie des Golden Globes depuis trois ans.
Leur propre univers au sein de la comédie américaine
“Leur tandem est devenu une marque, note l’acteur Ali Farahnakian, ancien membre du SNL. Tina et Amy ont inventé un style d’humour unique, synonyme de féminité, d’audace, d’ironie. Elles ont créé leur propre univers au sein de la comédie américaine.” Mais un détail manque encore à leur success story : les actrices n’ont toujours pas connu de vrai triomphe au cinéma. Sisters viendra peut-être enfin réparer cette injustice.
A l’origine de ce projet, il y a une idée de Paula Pell, auteure du SNL et script doctor des derniers films de Judd Apatow. Inspiré par sa propre expérience, Sisters raconte l’histoire de deux frangines plongées en pleine crise de la quarantaine, qui décident de revenir chez leurs parents en été pour revivre leur adolescence. “Nos personnages traversent une période de doute existentiel. Elles se sont dévouées à leurs familles, ont tout sacrifié pour les études, et ont le sentiment d’être passées à côté de quelque chose”, raconte Tina Fey entre deux prises, dans un hangar qui sert de studio pour le tournage. “Elles s’effondrent lorsqu’elles apprennent que leurs parents veulent vendre la maison de leur enfance, alors elles décident de s’y installer et d’organiser une grande fête, où elles invitent tous leurs anciens amis de lycée. Comme un dernier adieu”, poursuit Amy Poehler, visiblement très exaltée par le sujet.
A la fois actrices principales et coproductrices du film, les deux comédiennes ont voulu faire de Sisters leur projet le plus personnel : elles ont participé à la réécriture du scénario, choisi les décors, et mené un vaste casting pour trouver le réalisateur idéal. Jason Moore, auteur de la superbe comédie musicale Pitch Perfect (2012), fut l’heureux élu. Il raconte :
“On a longuement parlé du ton du film avant de se mettre d’accord sur un point : Sisters devait être une comédie réaliste, intimiste, mais aussi un grand spectacle. La séquence de la fête occupe la majeure partie du récit, et nous voulions qu’elle soit la plus chorégraphique et délirante possible. L’idée, c’est de faire une version quadragénaire du film Projet X.”
« Elles se connaissent, c’est évident à l’écran »
Ce jour-là, sur le plateau, le cahier des charges semble parfaitement respecté. Jason Moore tourne alors l’un des moments clés de la fête, un discours d’adieu prononcé devant leurs invités par les personnages de Tina Fey et d’Amy Poehler. Moulées dans des minijupes en cuir très années 80, les deux actrices prononcent quelques phrases nostalgiques sur leur adolescence, puis donnent le coup de départ de la soirée. Face à une centaine de figurants sommés de lever les bras, Amy Poehler prend le micro et entame un rap furieux de quelques secondes (“L’ambiance est chaude les gars ! Chaude dans ma chatte. Chaude partout…”) avant d’entraîner sa partenaire Tina Fey dans une danse, filmée en long plan-séquence par un Jason Moore survolté. Avec une précision folle, les comédiennes enchaînent un medley de toutes les chorégraphies typiques des eighties, jusqu’à ce qu’un geste raté d’Amy Poehler interrompe le tournage dans l’hilarité générale.
Planquée derrière un combo, la scénariste Paula Pell observe leur complicité et se marre :
“Voilà pourquoi elles sont parfaites pour les rôles de sœurs, dit-elle. Elles se connaissent, c’est évident à l’écran. J’ai compris l’importance de ce genre de rapport lorsque je travaillais sur le film 40 ans : mode d’emploi de Judd Apatow. Il avait demandé à sa femme et à ses filles de jouer leur propre rôle, et vous pouviez sentir sur les scènes d’engueulade ou d’affection que rien n’était fake, que c’était sincère. On n’aurait jamais atteint ce degré de réalisme et de drôlerie avec des acteurs choisis au hasard. Et c’est pareil pour Tina et Amy. Elles se fréquentent depuis si longtemps qu’il n’y a rien de simulé dans leur attitude. Elles pourraient très bien être des sœurs.”
« Elles ne se laissaient jamais impressionner par les hommes de leur troupe »
De fait, les deux actrices ont déjà une longue et riche histoire commune. Une histoire qui débute à l’aube des années 90, à Chicago, centre névralgique d’un “golden age” du stand-up, qui attire les futurs grands humoristes américains. Passionnées par le théâtre et la comédie, les jeunes Tina Fey et Amy Poehler débarquent en ville à l’âge de 20 ans, laissant derrière elles un destin d’étudiantes ordinaires de la middle-class. Elles gravitent autour du fameux comedy club The Second City (où a été formée la majorité des membres du SNL) mais finissent par se rencontrer pour la première fois en 1993 dans un autre théâtre de Chicago, ImprovOlympic, dédié à l’improvisation.
La directrice des lieux, Charna Halpern, se souvient très bien de leur premier tête-à-tête : “
C’est moi qui ai tout planifié, nous dit-elle avec fierté. Tina et Amy étaient deux jeunes filles brillantes. Elles avaient le même sens de la repartie et une facilité d’élocution en public. Je me rappelle qu’elles ne se laissaient jamais impressionner par les hommes de leur troupe, au contraire, elles les affrontaient avec une audace assez dingue. Bref, elles avaient tout pour s’entendre.”
“C’était presque un mariage arrangé, raconte Amy Poehler. A la fin d’un cours, Charna est venue me voir en me disant : ‘Voilà, j’ai trouvé une fille, elle s’appelle Tina, elle est exactement comme toi mais en brune’. Et elle avait raison : on est tout de suite devenues très liées…”
La période Saturday Night Live
Au fil des années 90, leur duo se met vite en place : les deux actrices emménagent dans un appart à Chicago, fondent leur propre troupe d’impro (baptisée Inside Vladimir) et partent en tournée à travers tout le pays. “On était une bande de huit comiques dans un van, et on s’arrêtait à chaque ville dans des hôtels pourris pour assurer des spectacles devant des salles vides, explique l’acteur Ali Farahnakian, alors proche des comédiennes. Mais je n’ai pas entendu une seule fois Tina ou Amy se plaindre. C’étaient d’énormes bosseuses. Les premières années à Chicago, elles travaillaient le jour dans un restaurant et le soir elles venaient en classe d’impro. Tu sentais qu’elles voulaient y arriver, et s’imposer dans le business de la comédie qui était hypercompétitif à l’époque.”
En 1997, Tina Fey réalise son rêve et intègre l’équipe du Saturday Night Live, suivie quatre ans plus tard par Amy Poehler. Sur le plateau de la mythique émission, le duo gagne vite en popularité et change les vieilles habitudes du programme : Tina Fey accède au poste de scénariste en chef, jusqu’ici détenu uniquement par des hommes, et les deux amies sont les premières femmes de l’histoire du show à animer le Weekend Update, célèbre parodie de journal d’information. Une révolution à l’échelle de la télé américaine.
Depuis lors, les comédiennes n’ont cessé de prendre du pouvoir à Hollywood, menant leur carrière au même rythme et selon les mêmes modèles. Lorsque Tina Fey écrit un fameux sketch parodiant Sarah Palin, Amy Poehler lui répond avec un pastiche d’Hillary Clinton. Lorsque la première lance sa propre série télévisée, 30 Rock, la seconde s’engage sur la même chaîne avec la sitcom Parks and Recreation…
Ensemble ou séparément, elles ont creusé un style comique singulier, fondé sur un goût de l’observation et de la caricature tranchante. “Tina et Amy, ce sont deux radars imparables, juge leur ancienne prof Charna Halpern. Leur humour repose sur un vrai talent de portraitiste et une liberté de parole totale : elles n’hésitent pas à être méchantes, grossières, mais avec assez de malice pour faire passer la pilule.” “Elles ne se censurent jamais : sur les gros, les bites, les races, elles osent toutes les vannes et c’est hilarant, poursuit Jason Moore. Leur style, c’est une combinaison incroyable de connerie et d’intelligence, de lucidité et de folie.”
“On ressemble à un vieux couple depuis toutes ces années »
Après plus de vingt ans passés à travailler en binôme, les actrices ont aussi développé une sorte d’alchimie parfaite, chacune occupant un rôle bien déterminé : Tina Fey incarne le plus souvent une femme un peu rigide, au regard perçant et à la vanne affûtée, tandis que “Crazy Amy” joue la fille délurée et incontrôlable. “On ressemble à un vieux couple depuis toutes ces années, remarque Amy Poehler avec affection. Je sais très bien comment va réagir Tina à telle ou telle blague, et inversement. On arrive à travailler comme une seule et même personne.”
Pendant le tournage de Sisters, cette longue expérience partagée se fait sentir à chaque instant. Entre deux prises, les actrices relisent leur texte, corrigent quelques lignes, répètent leur danse et vannent les membres de l’équipe technique. Derrière sa caméra, Jason Moore, lui, jubile : “C’est un cadeau de pouvoir filmer ces deux tigresses comiques, dit-il. Avec elles, je prends conscience de l’utilité de l’impro et du lâcher-prise. En tournage, je ne coupe presque pas ou peu la caméra, tant elles peuvent faire surgir un truc inattendu. Elles ont à chaque scène trois ou quatre blagues alternatives, et mon job c’est aussi de capter ces moments-là.”
Le réalisateur n’a de toute façon pas vraiment le choix : sur le plateau, ce sont Tina Fey et Amy Poehler les patronnes. Impliquées dans toutes les décisions artistiques, les deux actrices semblent tirer les fils du tournage avec une fermeté assumée. “Depuis le choix du casting jusqu’à la moindre réécriture de scénario, tout doit passer par nous, revendique Tina Fey. On a toujours été les productrices de nos propres séries télévisées, donc ça nous serait difficile de ne pas avoir le dernier mot sur un autre projet.” “On se sentirait presque spoliées”, ajoute sa partenaire.
L’envie de cinéma
Leur naturel control freak est ici renforcé par l’importance de l’enjeu : avec Sisters, les comédiennes entendent bien prendre une revanche sur le cinéma, le seul domaine qui leur résiste encore. En vingt ans d’activité, ni l’une ni l’autre n’ont en effet réussi à connaître de succès sur grand écran, restant confinées à l’économie de la télé américaine. Elles ont pourtant bien essayé, ici dans Lolita malgré moi (2004), ou là dans Baby Mama (2008), mais sans jamais vraiment trouver leur public.
Un échec que certains attribuent à leur difficulté d’adaptation au format du long métrage, ou alors à leurs mauvais choix de carrière. Paula Pell, elle, préfère y voir la conséquence des vieux réflexes sexistes qui ont longtemps primé à Hollywood : “Avant le succès de Mes meilleures amies (de Paul Feig, sorti en 2011 – ndlr), croyez-moi que c’était plus compliqué de vendre un projet de film à l’industrie si vous étiez une femme. On a attendu des années et des années, en essayant de faire comprendre aux studios que des comédies avec des premiers rôles féminins pouvaient marcher, et eux nous disaient non à chaque fois. Maintenant, ils ont compris qu’il y avait des talents inexploités et un potentiel auprès du public, et voilà qu’ils sont devenus fans des ‘films de filles’. Ils nous rappellent en disant : ‘Ok, parlez-moi de cette comédie sur la ménopause…’ Les mêmes gars qui nous fermaient la porte au nez il y a six ans !”
Ce constat, Tina Fey et Amy Poehler l’ont déjà fait il y a longtemps et elles ne veulent plus s’y attarder. Considérées comme des pionnières de l’humour au féminin, responsables de l’éclosion d’une nouvelle génération d’auteurs, dont Lena Dunham ou Amy Schumer, elles refusent aujourd’hui d’endosser le rôle de porte-drapeaux ou de victimes.
“L’idée selon laquelle on représenterait un groupe d’individus particuliers ne me semble pas très productive, assure Amy Poehler. On ne pense pas en termes de genre lorsqu’on écrit des vannes.” Tina Fey développe : “Notre style part de l’observation de détails du quotidien ou de gens que l’on fréquente. Or je ne connais aucune femme qui attend son mari derrière les fourneaux et lui dit : ‘Chéri, qu’est-ce que tu veux que je te prépare à manger ?’ Pour moi, cette femme n’existe même pas.” Elles nous confient tout cela sanglées dans des minijupes en skaï, juste avant de retourner sur le plateau où elles feront un rap sur des histoires de vagins et de bastons devant des centaines de figurants. La moralité de l’affaire ? Tina Fey et Amy Poehler n’ont plus rien à prouver.
Sisters de Jason Moore, avec Tina Fey, Amy Poehler, Maya Rudolph (E.-U., 2015). Sortie américaine prévue pour Noël 2015
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