Plus de tabac, plus de casquette : c’est un détective relooké et contemporain que met en scène Sherlock, série britannique grand style dont la saison 2 arrive sur France 4. Repérage avec Steven Moffat, l’un de ses deux créateurs.
« C’est une casquette ? Mais pourquoi elle a deux faces ? » Sherlock Holmes dénigrant l’accessoire emblématique de Sherlock Holmes, on aura tout vu. C’est pourtant ce qui arrive dans un épisode émoustillant de la série diffusée depuis 2010 par la BBC. Son credo ? Une représentation nouveau genre du détective privé inventé par Arthur Conan Doyle. La tendance connaît actuellement un deuxième souffle, du petit écran aux jeux vidéo en passant par le cinéma.
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Ces dernières années, Guy Ritchie s’est emparé du mythe avec joie, bien aidé par l’agité Robert Downey Jr. Son adaptation tire le personnage vers un genre de grotesque assumé, stylé et mélancolique. Pourquoi pas. La clé dans la représentation de cette figure de proue du patrimoine fictionnel british et mondial semble être l’irrévérence à tout prix. Comme si l’homme aux raisonnements géniaux ressemblait à une surface malléable, éternellement contemporaine.
On peut considérer que l’hommage le plus bizarre rendu à Holmes depuis des décennies s’est incarné, sans le citer nommément, dans la claudication et les répliques méchamment brillantes du Dr House. Le cerveau de la série, David Shore, n’a jamais caché sa dette envers le personnage de Conan Doyle.
Sherlock, la création de Steven Moffat et Mark Gatiss offre le relooking le plus complet, dans une démarche de fidélité absolue. Le paradoxe n’est qu’apparent : la majorité des cinquante-six nouvelles mettant en scène Sherlock Holmes avaient été publiées sous forme d’épisodes dans The Strand Magazine, une revue des années 1890 ; les retrouver aujourd’hui sous forme de série télé n’est donc que pure logique. Dans ce néo-Sherlock années 2010, les signes extérieurs de l’héritage ont disparu. Non seulement notre homme refuse de porter le moindre couvre-chef, exhibant sa crinière sexy, mais la pipe ne fait plus partie de ses habitudes. Ce Sherlock Holmes sans chapeau essaie d’arrêter de fumer : se désolant que consommer du tabac soit devenu « un parcours du combattant à Londres », il préfère se shooter aux substituts, ornant son avant-bras de patchs à la nicotine. Drôle de type.
L’ancrage dans l’Angleterre actuelle se fait sans ambiguïté. Monsieur « SH » adore envoyer des textos et son acolyte Watson tient un blog. Des choix amusants qui s’inscrivent de façon fluide dans cet univers pourtant mille fois balisé. « La manière dont nous réinterprétons Sherlock Holmes est assez radicale, admet l’une des têtes pensantes de la série, Steven Moffat. Mais nous essayons de sonner juste par rapport à ce qui importe vraiment : la qualité du récit. Les histoires originales restent toujours aussi brillantes, elles n’ont pas pris une ride ! Nos adaptations en tiennent compte. En revanche, les détails fétichistes n’ont aucune importance à nos yeux, pas plus que les meubles ou les habits. Sherlock Holmes n’a jamais été une fiction historique encroûtée. Rien ne nous empêche de faire exister ces aventures dans un décorum et un imaginaire contemporains. Nous essayons de donner aux téléspectateurs la même sensation que pour les lecteurs des récits originaux. Eux ne lisaient pas un classique poussiéreux mais l’histoire d’un type effrayant qui vivait à leur époque. C’est la même chose aujourd’hui. »
Un type effrayant, Sherlock ? Steven Moffat n’a pas tort. Le personnage se révèle plus flippant qu’attachant. Limite sociopathe, incapable de regarder une femme nue sans sourciller comme un puceau, volontairement désagréable, Sherlock aime beaucoup entrer tout seul dans ce qu’il appelle « le palais de son esprit », un lieu aux sombres cavités qui s’emballe au fil des enquêtes. Ce trait marquant du héros de Conan Doyle est appuyé ici de manière idéale par le visage mutant de l’acteur Benedict Cumberbatch. Un genre de beauté du diable que l’on ne se lasse pas d’admirer pour sa capacité à incarner une excentricité inquiétante.
Car il va sans dire que ce dandy de Sherlock est aussi taré que les criminels qu’il poursuit. En cela, il rejoint d’autres personnages récents dans la liste des héros de série gravement dérangés, comme le politicien malade de Boss et l’espionne bipolaire d’Homeland. Débordant de désir, Sherlock veut pourtant renvoyer l’image d’un homme résistant aux affects. C’est sa principale faiblesse, comme le démontre le troisième épisode de la saison 2, The Reichenbach Fall, inspiré de la nouvelle « Le Problème final », d’une noirceur assez impressionnante derrière le grand style.
Quand elle ne se laisse pas aller à des démonstrations de virtuosité un peu trop appuyées (son défaut), la série devient très ambiguë et franchement passionnante. Le principal responsable de cette réussite est un homme très demandé, star des scénaristes britanniques et au-delà. Steven Moffat a signé le scénario du premier épisode de Tintin made in Spielberg et réanimé à la suite trois piliers de l’imaginaire pop britannique : Jekyll (2007), Doctor Who (depuis 2010) et donc Sherlock, en duo avec Mark Gatiss. La cinquantaine toute juste embrassée, cet Ecossais moyennement glamour incarne à lui seul une idée de l’exception européenne dans le monde des séries.
« Beaucoup trop de scénaristes anglais se laissent tenter par Hollywood, c’est une véritable fuite des cerveaux », constate celui qui a renoncé à un deal de trois Tintin avec Spielberg parce qu’on lui avait proposé de reprendre la direction de Doctor Who.
« J’ai quitté le navire alors qu’il restait du travail de réécriture dans le premier volet. Spielberg aurait pu me poursuivre en justice mais il a été d’une classe absolue. La tentation était trop forte pour moi de reprendre Doctor Who. Cette série est un mythe, elle dure depuis les années 60 en Angleterre. Et puis je pense que l’environnement créatif de la télévision britannique est le meilleur au monde. »
Avant cette courte expérience américaine, Moffat avait été échaudé par l’adaptation désastreuse de l’une de ses premières séries à succès, la comédie Coupling, sur NBC, en 2003. On ne le reprendra probablement plus la main dans la boîte de chocolats nommée Hollywood, même si les sollicitations s’accumulent. « En Angleterre, on n’a pas affaire à une bande d’avocats qui vous plantent des couteaux dans le dos comme c’est quelquefois le cas à Los Angeles… L’atmosphère est plus nourricière et les postes importants restent occupés par des personnes très compétentes, comme Ben Stephenson (directeur de la fiction à la BBC – ndlr). »
Dans le petit monde brillant de la fiction britannique, dont il fait office de parrain (avec Russell T. Davies, l’homme derrière Queer As Folk et Torchwood), Moffat s’ébroue en toute tranquillité. « Ici, on n’a pas de salles d’écriture. On va au restaurant et on discute des scénarios ! Sur Sherlock, on sait avec Mark Gatiss qu’on a trouvé quelque chose quand on se fait marrer l’un l’autre. »
Ce détachement est peut-être feint mais il permet l’éclosion d’une série aux contours libres, étrangère aux canons mondiaux du genre : les saisons durent seulement trois épisodes, qui eux-mêmes atteignent l’heure et demie, tandis que les scènes s’étirent en longueur dans la plus grande coolitude. Déjà en pleine forme depuis plusieurs décennies, l’art de la série britannique connaît depuis un an ou deux une belle montée de sève avec des productions aussi différentes que Downton Abbey, The Hour, Top Boy, The Shadow Line ou encore Inside Men. Toutes ont en commun un classicisme mâtiné de touches expérimentales.
« Nous traversons une époque intéressante, souffle Moffat. Je ne sais pas combien de temps elle durera, car ce genre de chose est toujours cyclique, mais je suis heureux d’appartenir à cette époque et surtout à ce milieu. Alors que le cinéma britannique est parfois à la peine, la télévision s’épanouit malgré la crise. C’est elle que je désire, elle qui me fait rêver depuis l’enfance. Plus jeune, j’étais un vrai geek, un fan de Doctor Who et de Sherlock Holmes. Du coup, je suis resté puceau pendant cent sept ans. J’étais à peu de chose près la même personne qu’aujourd’hui, sauf que maintenant, je suis payé pour ça ! »
Olivier Joyard
Sherlock saison 2, avec Benedict Cumberbatch, Martin Freeeman, sur France 4 à partir du 21 mars à 20 h 35, en version multilingue. Saison 1 disponible en DVD et Blu-ray (France Télévisions Distribution, environ 20 euros)
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