La mini-série Netflix sortie fin octobre est d’ores et déjà saluée par la critique. Juste et percutante, Le jeu de la dame nous plonge dans un monde encore peu connu du grand public : celui des échecs. Entre techniques, gestuelle, place des femmes et contexte historique, décryptage avec Mathilde Choisy, directrice générale de la fédération française des échecs.
Dans Le jeu de la dame deux histoires s’entrecroisent : celle d’une jeune fille orpheline, addict au Librium (un anxiolytique) et prodige, et celle du monde des échecs dans les années 60. Interprétée par la géniale Anya Taylor-Joy, Beth Harmon enchaine les matchs et les échec et mat telle une boxeuse sur un ring, tout en luttant contre ses propres démons.
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Au-delà d’un scénario brillament ficelé, nombreux·euses sont les joueur·euses d’échecs qui saluent le réalisme des parties. Et pour cause, le réalisateur Scott Frank s’est entouré d’experts pour construire ces scènes : le professeur Bruce Pandolfini, ou encore l’un des plus grands joueurs contemporains, Garry Kasparov. Pour Mathilde Choisy, directrice générale de la fédération française des échecs, la série dépeint ce milieu de manière “brillante”. Elle nuance toutefois le peu de sexisme auquel semble se heurter Beth Harmon.
Toute petite, Beth Harmon est très douée en mathématiques. Est-ce vraiment une condition sine qua non pour réussir dans les échecs ?
Mathilde Choisy – J’aurais tendance à dire non, mais cela aide très clairement. Les capacités de raisonnement sont en tout cas une condition essentielle dans les échecs.
Chaque soir, dans l’orphelinat, elle visualise ses parties sur le plafond. Tous les joueurs d’échecs ont-ils cette capacité, et en quoi cela est-ce utile concrètement ?
Dans les échecs, tout ce qui relève de la visualisation mentale est quelque chose de commun à tous les joueurs à partir d’un certain niveau. Lorsque l’on joue pendant quatre-cinq heures, on va parfois se lever, marcher, mais on n’arrête pas pour autant de réfléchir, on continue totalement de visualiser la partie. Un joueur d’échecs n’a d’ailleurs pas du tout besoin de l’échiquier pour jouer, il n’est finalement qu’un simple support d’échanges.
https://youtu.be/R806rj28TUA
Dans le deuxième épisode, Beth affronte en simultané une dizaine de garçons, membres d’un club d’échecs et plus âgés qu’elle. Cette scène vous a-t-elle paru réaliste ?
Les parties simultanées sont quelque chose de très commun. C’est en réalité très facile pour des joueurs et tout le monde en fait régulièrement, arrivé un certain niveau. Certains peuvent affronter 25, 30 voire 40 personnes à la fois. Même pour un bon amateur qui va jouer contre un groupe de débutants, c’est un exercice relativement facile.
L’un des aspects révélés par la série porte aussi sur les comportements des joueurs, les tics des uns et des autres, les tentatives de déstabilisation…
De manière générale, les joueurs savent se tenir et sont très corrects, mais certains sont en effet célèbres pour être assez insupportables pendant le jeu. Je pense notamment à Garry Kasparov – qui a d’ailleurs été consultant sur la série -, qui avait pour habitude de retirer sa montre dès lors qu’il savait qu’il allait gagner, c’était très déstabilisant pour l’adversaire. Il adoptait aussi des postures désagréables, il soufflait, secouait souvent la tête, etc. Rien que sa présence physique était dure à supporter mentalement pour ses adversaires.
Les stratégies et techniques de jeu adoptées vous ont-elles paru coller à la réalité ? Il est très souvent question de l’ouverture sicilienne par exemple…
Dans la série, ce qui est très fort, c’est que toutes les parties sont quasiment inspirées de parties réelles, qui ont été jouées. Et oui, La Sicilienne est une très grande ouverture qui a été jouée par tous les champions du monde. Si les parties sont ici très crédibles dans les coups joués, la gestuelle des joueurs ne correspond par contre pas du tout à celle de joueurs professionnels. On sent bien que les acteurs ont appris les parties par cœur, mais dans leur manière de déplacer les pièces, je note quelques petites lacunes. Un joueur pro a une gestuelle très assurée, et, dans sa manière de bouger les pièces, il envoie un message direct à son adversaire. Lorsque l’on joue un coup qui fait mal à l’adversaire – les parties d’échecs sont de vrais combats de boxe -, on peut avoir tendance à appuyer la pièce sur l’échiquier, à la tenir plus longtemps entre ses mains, ou bien à la tourner quelques secondes sur la case pour insister.
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Dans la série, le joueur Benny Watts initie Beth aux “Blitz”, ces parties jouées à toute vitesse. Quel est l’intérêt de ce jeu ?
“Blitz” vient du mot allemand “éclair”. Pendant longtemps, ces parties ont été perçues comme du loisir, un défouloir entre les séances d’entraînement. Mais elles sont peu à peu devenues une partie du jeu à part entière, avec des tournois dédiés. C’est devenu très à la mode chez les jeunes joueurs, qui y jouent également sur internet.
Au départ, les Blitz duraient cinq minutes, mais désormais les cadences se sont accélérées et des joueurs jouent des parties d’une minute. La vieille garde des échecs est assez opposée à cette pratique au motif que cela apporte de mauvais réflexes, car l’on joue à une telle vitesse que l’on perd l’habitude de réfléchir, c’est très instinctif. Mais aujourd’hui, être capable de réfléchir encore plus vite fait clairement partie de l’entraînement des joueurs.
Beth Harmon est l’une des rares joueuses d’échecs de son époque, et pourtant elle ne semble faire face à aucune résistance, et est même constamment aidée par les hommes qui l’entourent et l’admirent. Ce parcours idéal pour une femme dans les échecs dépeint-il la réalité ?
Sur ce point, j’ai trouvé qu’il y avait quelques passages intéressants, notamment son tout premier tournoi où les organisateurs la font jouer en premier lieu contre l’unique autre femme du tournoi. Mais Beth ne verbalise jamais vraiment le sexisme qui règne dans les échecs : elle l’aborde une seule fois après la publication d’un article de presse qui parle uniquement de sa place de femme dans un milieu masculin, et n’analyse en aucun cas son jeu en tant que tel. Elle ne rencontre en effet presque aucune résistance, elle ne perd que très peu de parties, et les hommes sont quasiment tous de parfaits gentlemen… La réalité est un peu plus compliquée que cela.
Comment expliquez-vous que peu de femmes atteignent ce niveau ?
Les échecs sont un jeu mixte, mais il existe deux catégories de compétition : une mixte, et une réservée aux femmes. La raison principale du déficit de niveau est simple : il y a beaucoup moins de femmes que d’hommes, donc mathématiquement, les meilleures femmes arrivent moins haut que les meilleurs hommes. La base de la pyramide est moins large pour les femmes dès le départ. Aujourd’hui, en compétition, on arrive laborieusement à 13-14% de femmes inscrites dans les tournois, sachant que la France est l’une des fédérations au monde qui se porte le mieux à ce sujet. Et puis il y a des enjeux économiques qui sont difficiles : aujourd’hui, vivre des échecs en tant que joueuse française, c’est très compliqué.
Il faut savoir aussi que, dans un premier temps, les hommes ont poussé les femmes à l’extérieur. Dans les années 80, Susan Polgar s’était qualifiée pour les championnats du monde, réservés aux hommes, et n’avait donc pas eu le droit de jouer en raison de son genre. C’est grâce à sa mobilisation auprès de la fédération internationale que les grandes compétitions se sont ouvertes aux femmes. Mais il faut noter aussi qu’aujourd’hui, beaucoup de femmes préfèrent rester dans les cycles réservés aux femmes, car en jouant dans un système mixte, elles prennent le risque de redevenir complètement invisibles. La première joueuse actuelle arrive environ à la 250e position mondiale, par conséquent, si elle retourne dans un classement mixte, elle n’existe plus vraiment en un sens. C’est là que réside toute la difficulté.
Le Jeu de la Dame se déroule en plein contexte de Guerre froide, et on sent quelques tensions lors du championnat du monde qui se déroule en Russie. Beth est même accompagnée d’un agent des services de renseignement américains. Dans quelle mesure les échecs ont-ils été un grand enjeu des relations internationales ?
L’un des très grands match en pleine Guerre froide est la finale des championnats du monde de 1972, à Reykjavik, en Islande, qui opposa l’américain Bobby Fischer au russe Boris Spassky. Fischer était une jeune prodige qui battait tous les Russes à une époque où ces derniers régnaient sur les échecs depuis très longtemps. Ce match fut en tout cas un symbole très important de cette période de détente entre les deux pays. Les Américains ont d’ailleurs, plus tard, naturalisé des joueurs de l’ex-bloc soviétique. L’ouvrage de Walter Tevis dont est issue la série (The Queen’s Gambit) a été publié en 1983, et si beaucoup ont dit qu’il s’agissait d’une sorte d’hommage à Bobby Fischer, il me semble surtout que l’histoire est inspirée de la vie de l’auteur lui-même.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Le Jeu de la Dame, une série Netflix
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