Série d’anticipation anxiogène aux angles aiguisés, “Severance” parvient à déployer son high concept en une critique féroce du monde de l’entreprise, et plonge ses personnages dans un exercice schizophrène qui donne le vertige.
Lumon Industries, entreprise tentaculaire et florissante dont les activités restent mystérieuses, a inventé un procédé permettant de séparer complètement le monde du travail de la sphère privée.
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Grâce à un implant chirurgical qui s’active automatiquement dans l’ascenseur menant au bureau, l’homme n’a plus aucun souvenir de sa vie d’employé, et inversement. Si la moitié civile du sujet jouit d’une demi-vie sans contrainte professionnelle, l’autre est enchaînée à son poste de travail, qui devient sa seule réalité…
Au bureau, personne ne vous entendra crier
Créée par Dan Erickson et coréalisée par Ben Stiller et Aoife McArdle, Severance, avec son high concept digne d’un épisode de Black Mirror et son décorum hérité de La Quatrième Dimension, s’avançait comme une bonne série du dimanche, distillant son ambiance anxiogène et ses boucles schizophrènes dans les ornières balisées de l’anticipation rétro. Surprise, elle parvient à faire phosphorer son postulat initial pour doubler sa critique féroce du monde de l’entreprise d’une méditation originale sur la condition humaine.
Car si le procédé permet la réalisation concomitante, chez un même sujet, de deux utopies contradictoires (celle d’un monde sans travail et celle d’une entreprise devenue monde), elle place les deux personnalités ainsi créées face à de douloureux paradoxes : peut-on consentir à une condition si on a oublié qu’on l’avait soi-même choisie ? Comment renoncer à une réalité aliénante quand on est son propre geôlier ?
Dans le monde de Lumon, quitter le poste de travail reviendrait à un suicide pour la face laborieuse dont elle constitue le seul rapport au monde. C’est ce qu’ont fini par intégrer Mark, Dylan et Irving, employés modèles du service de Micro Data Refinement, dont la tâche principale consiste à traquer les “chiffres qui font peur” sur leur écran d’ordinateur. C’est ce que refuse Helly, nouvelle recrue dont l’intégration difficile constitue le fil narratif principal des premiers épisodes.
Loin d’être un gimmick séduisant, le concept de la série permet de décliner mille nuances contemporaines de l’aliénation au travail, particulièrement dans les grands groupes soumis aux exigences capitalistes et néolibérales. Le résultat est une satire (souvent drôle) d’un monde régi par les scripts et les protocoles abscons, où la culture d’entreprise poussée à son paroxysme sectaire, les bullshit jobs et le management déshumanisant sédimentent un malaise profond.
S’évader de sa prison mentale et renverser l’ordre social
Servi par une proposition esthétique très marquée, Severance envisage l’entreprise comme un espace mental labyrinthique qu’on tente de cartographier dans un élan ludique, joue de la composition des plans et des surcadrages pour appuyer l’enfermement des personnages, attise l’angoisse par le dénuement glacé des décors. Si cette stylisation alimente le trouble dans les bureaux de Lumon, elle se replie sur un imaginaire plus convenu lors des séquences situées dans le monde extérieur, lové dans la monotonie hivernale des suburbs américaines.
À priori imperméables, les deux réalités mises en scène par la série vont commencer à se parasiter, la face laborieuse des personnages décidée à élargir leur univers trop étroit quand leur versant civil commence à douter des véritables intentions de Lumon. L’émotion s’ajoute alors par petites touches pour dessiner une aventure collective portée par un casting de haut vol : avec ses yeux écarquillés et son visage agité de micromouvements nerveux, Adam Scott est parfait en employé robotisé sur le point de disjoncter, quand John Turturro campe avec une énergie volubile son rôle de petit soldat shooté au culte de l’entreprise ; de leur côté, Patricia Arquette s’amuse en n+1 dominatrice et Christopher Walken se révèle émouvant de fragilité et de douceur en scientifique grisonnant traversé par un frisson amoureux.
Les doutes qui les assaillent et les affects qui les traversent leur permettront, petit à petit, de remettre en question la réalité qui leur est imposée et de donner un sens à leur existence. Personnages apathiques déglacés à l’émotion et murs blancs qui frémissent face à une possible révolution : c’est dans une conquête du hors champ, individuel, collectif et politique, que finit par nous entraîner Severance, de celles qui ouvrent des chemins de traverse et font germer des herbes folles dans le terreau le plus aride.
Severance de Dan Erickson, avec Adam Scott, Britt Lower, John Turturro… Sur Apple TV+.
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