Tony Basgallop et M. Night Shyamalan s’attaquent au motif de la nounou maléfique pour faire surgir l’horreur dans le quotidien d’un couple.
Pur hasard de calendrier (mais force de l’air du temps, sans doute), deux fictions concomitantes explorent la figure de la nourrice maléfique : Une chanson douce, le film de Lucie Borleteau, à peine sorti en salle, et Servant, la série de Tony Basgallop et M. Night Shyamalan, dont les trois premiers épisodes sont disponibles sur la plateforme AppleTV +. Les deux abordent cependant leur sujet par des versants opposés, typiques de leurs nationalités respectives : quand la première s’intéresse d’abord aux mécanismes sociologiques et psychologiques de son drame, la seconde, sans se départir complètement de ces derniers, les utilise comme rampe de lancement pour visiter des contrées fantastiques et biaiser le réel.
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Bien qu’il soit impossible de se faire un avis définitif en ayant visionné moins d’un tiers de la première saison – et bien que, pour tout dire, on se demande comment la promesse sera tenue sur dix épisodes, sans parler de la seconde saison, déjà commandée –, Servant séduit. Non sans rapport avec le film quasi homonyme de Joseph Losey, on y passe l’essentiel, si ce n’est la totalité, des trente minutes de chaque épisode à l’intérieur d’une demeure bourgeoise de Philadelphie, où un couple de jeunes parents vient d’embaucher une nounou pour s’occuper, à plein temps, de son bébé.
On se demande en permanence qui est cinglé et qui est lucide
Sauf que, comme on ne va pas tarder à le comprendre, celui-ci est mort depuis plusieurs mois, et c’est une poupée hyperréaliste qui trône dans le berceau, à la faveur d’une drôle de thérapie-théâtre mise en place par le mari (Toby Kebbell, délicieusement exécrable en cuisinier expérimental — belle profession pour un personnage, soit dit en passant) dans le but de briser en douceur le cycle dépressif de son épouse délirante. Interprétée par la merveilleuse Lauren Ambrose, qu’on avait perdue de vue depuis son rôle de Claire Fisher dans Six Feet Under, celle-ci croit donc que le nourrisson est réel et tombe en pâmoison devant cette si parfaite jeune fille qui vient d’emménager chez elle pour s’occuper de sa progéniture (Nell Tiger Free, qui, en plus d’un nom incroyable, commence à avoir un joli CV, avec des rôles majeurs dans Game of Thrones et Too Old to Die Young).
Le décor, d’autant plus important qu’il est (pour l’instant) unique, est magistralement posé dans le premier quart d’heure, où fascine d’emblée la mise en scène de Shyamalan. Bien qu’il ne réalise que deux épisodes (le premier et l’avant-dernier), et qu’il soit seulement crédité comme producteur exécutif (le créateur et scénariste étant le Britannique Tony Basgallop), il impose sa patte sur chaque seconde de Servant, dont il a fixé la grammaire avec son chef opérateur, le génial Michael Gioulakis (Split, Glass, It Follows ou encore Us).
Creusant la veine d’horreur domestique de The Visit, le cinéaste déploie ici un style encore plus baroque qu’à l’accoutumée – et un des plus singuliers qu’on ait vus sur un écran de télé. Il frise constamment l’outrance et le ridicule, mais habite si puissamment son récit que tout se justifie. Chaque scène apparaît comme un petit théâtre de l’étrange, où le faux règne en maître, avant que le fou ne vienne lui contester le dernier mot. On se demande ainsi en permanence qui est cinglé et qui est lucide, dans cette grande maison gothique et froide, au style géorgien (c’est-à-dire typiquement philadelphien, la ville de Shyamalan et d’Edgar Allan Poe), propice à tous les gaslighting.
Dérivé du chef-d’œuvre de George Cukor, Gaslight (Hantise en français), ce terme anglais désigne un type bien particulier de manipulation mentale qui consiste à faire douter une victime de ses perceptions. En fut tiré tout un grand genre cinématographique, dont Servant reprend opportunément certaines règles tout en y ajoutant des éléments de sorcellerie. Nous revient ainsi en tête le souvenir de Rosemary’s Baby, mais dont les données auraient été inversées : c’est désormais l’homme qui doute face à des femmes sûres d’elles, et l’enjeu n’est plus d’enfanter mais de se débarrasser d’un bébé encombrant… Reste à savoir comment tout cela va finir. On imagine en tout cas sans peine Shyamalan, qui a toujours craint que la critique n’affaiblisse ses fameux twists, jouir de ce suspense sériel.
The Servant Sur AppleTV +
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