Boostée par le Covid, la série a la cote : le nombre de plateformes est en hausse, la demande de contenus explose, les scénaristes ne chôment pas… Mais ce succès redéfinit les règles du marché.
Il y a quelques semaines, le magazine Variety publiait un chiffre saisissant sur le nombre de séries produites aux États-Unis. Il y en avait 125 en 2002, à l’époque des Soprano ; il y en a eu 2024 en 2022, l’année de House of the Dragon – même si cette statistique inclut la téléréalité. Une augmentation délirante boostée par la crise du Covid et ses heures de visionnage intensif, à laquelle s’ajoute l’internationalisation inédite des contenus, désormais venus de partout, tout le temps, comme la série sud-coréenne Squid Game l’a rappelé. Dix ans après le surgissement de Netflix – House of Cards, sa première création originale, a été mise en ligne en février 2013 –, il y a vraiment de quoi se perdre dans les tréfonds de nos canapés, harassé·es par les cascades de cliffhangers qui nous tombent dessus.
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Comment faire le bon choix ?
Frédéric Lavigne, directeur artistique du festival Séries Mania (Lille, 17-24 mars), dégaine la bonne formule : “Il est devenu difficile de trouver la série de son cœur.” Mais est-ce que tout le monde souffre ? Celles et ceux qui pourraient bénéficier de l’explosion sont les scénaristes, alors que la demande de séries grimpe en flèche. Leur premier réflexe consiste pourtant à revendiquer leur statut de spectateur·rices comme les autres. “En tant qu’amatrice, ce nombre de séries me stresse, lance Camille de Castelnau, ex-numéro 2 du Bureau des légendes à la tête de sa propre création pour Disney+, Tout va bien, un drame familial à voir au printemps. J’ai l’impression qu’il y en a trois bonnes par semaine que je ne vais pas pouvoir regarder. J’avance dans une jungle et je suis perdue.”
Même son de cloche du côté de Géraldine de Margerie, qui a sorti à la fin du mois de janvier Louis 28 (France.tv Slash) quelques mois après Toutouyoutou (OCS), les deux avec Maxime Donzel. “Même si je trouve l’idée super, ça m’angoisse d’avoir trop de choix. Comme je vieillis, je ne supporte pas que mon temps ne soit pas constructif. Je ne vais regarder que les séries dont j’ai entendu parler, ou qui ont de bonnes critiques, sauf Emily in Paris, que j’ai trouvée géniale !”
Les séries françaises dans le game
Il faut une part de dualité pour écrire et créer des séries aujourd’hui. “Même si je suis submergée comme spectatrice, en tant que scénariste je suis contente pour mes consœurs, mes confrères et moi”, résume Camille de Castelnau. Vous les repérez peut-être dans les cafés, accroché·es à leur ordi, visages cernés : les scénaristes sont partout, stressé·es par d’incessantes deadlines. Les formations pullulent. Pour certain·es, principalement les trentenaires biberonné·es à l’âge d’or des années 2000, les coups de fil pleuvent. “Je suis beaucoup plus sollicitée, comme mes amis scénaristes qui en sont au même moment de leur carrière, car la série est à la mode, constate Géraldine de Margerie. Des boîtes de prod qui ne faisaient que du cinéma s’y ouvrent, et depuis Dix pour cent, Le Bureau des légendes ou Parlement, la France a prouvé qu’elle était capable de produire de la qualité – on n’entend plus de phrases du genre ‘C’est génial pour une série française’.”
L’arrivée des plateformes (Netflix, Amazon, Disney+, HBO Max principalement) a changé la donne. Fin observateur du milieu devenu scénariste (Les Engagés), Sullivan Le Postec raconte ce bouleversement. “Avant, on développait un projet pour une chaîne, et s’il n’allait pas au bout, ça s’arrêtait là. On ne pouvait pas le vendre partout. Il y avait quatre ou cinq guichets [diffuseurs-coproducteurs] : TF1, France Télévisions, Canal+, Arte et parfois M6. Depuis dix ans, les possibilités se sont ouvertes. Le marché est plus éclaté, plus complexe.”
S’il n’est pas devenu facile de faire sortir une série de terre, on peut proposer à la fois de la fiction française “classique”, dont la version la plus aboutie serait HPI sur TF1, avec Audrey Fleurot, et des objets beaucoup plus intimes et fragiles, à l’image de Chair tendre de Yaël Langmann – avec un personnage principal intersexe –, du Monde de demain sur le hip-hop made in France par Katell Quillévéré et Hélier Cisterne ou encore de la très cul Platonique l’an dernier, de Camille Rosset et Elie Girard.
Il n’a jamais été aussi aisé de faire de bonnes séries françaises, même si les conditions économiques ne sont pas toujours roses chez les petits diffuseurs les plus audacieux, comme l’explique Géraldine de Margerie. Celle qui a travaillé à la fois avec OCS et France.tv Slash parle d’une “liberté de ton énorme”… mais d’une “économie maîtrisée”, c’est-à-dire des budgets limités. “Cela demande énormément de travail pour essayer de mettre en scène cette liberté et cette folie comme il se doit”, précise-t-elle.
“La loi du marché prédomine, même si je trouve qu’en termes d’image, arrêter Drôle était une très mauvaise idée.” Camille de Castelnau, coscénariste de “Drôle”
Il existe clairement plusieurs divisions en France, même si quelques locomotives hybrides se profilent, comme la série de Camille de Castelnau, qui a pu attirer au casting Virginie Efira et Sara Giraudeau : “Est-ce qu’il y a dix ans j’aurais pu faire Tout va bien, l’histoire d’une famille perturbée par la maladie d’une enfant ? Peut-être sur Canal+, mais pas sûr. Il y avait peu de place pour un genre non mainstream comme la chronique familiale. J’ai l’impression que cette ouverture est quand même liée aux plateformes.”
L’Algorithme roi
L’an dernier, malgré tout, une décision industrielle symbolique a assombri les perspectives de ciel bleu : l’arrêt par Netflix de Drôle, la belle création de Fanny Herrero sur le stand-up, après une seule saison et de multiples promesses d’histoires fines et émouvantes. L’argument ? “Nos abonnés n’y ont pas trouvé leur compte”, nous confiait la plateforme de Reed Hastings. Une manière de dire qu’au pays du “toudoum” comme ailleurs, les audiences comptent plus que tout.
L’onde de choc s’est avérée énorme chez les scénaristes. Camille de Castelnau, qui a participé à l’écriture de la série, estime que “le signal est très triste et en même temps très logique de la part de Netflix, avec qui les choses se passaient pourtant très bien créativement. Avec cet arrêt, c’est comme s’ils assumaient de mettre de la fiction dans des tubes comme ils mettraient des yaourts en rayonnage. La loi du marché prédomine, même si je trouve qu’en termes d’image, arrêter Drôle était une très mauvaise idée.”
Sullivan Le Postec note qu’une réussite comme Oussekine (Disney+) n’aurait “pas existé” sans les plateformes, mais s’interroge sur des changements de cap pas évidents à analyser. “J’ai beaucoup aimé Drôle, mais je pense que la meilleure série qu’ait faite Netflix en France, c’est Les 7 vies de Léa. Elle a été également annulée. Netflix voulait lancer des séries Young Adult [contenus destinés aux jeunes] et a décidé d’arrêter juste après.”
Géraldine de Margerie ressent elle aussi une forme de confusion chez les diffuseurs : “Après la fin de Drôle, on nous a expliqué que seules les mini-séries étaient recherchées, ou bien les ‘high concept’ et les récits mainstream type Lupin. Parfois, on te dit que l’algorithme ne va pas comprendre un ‘polar comique’ ou une ‘comédie dramatique’. J’ai du mal à savoir ce qu’ils veulent.” Sullivan Le Postec résume l’affaire : “On est en train de courir après une cible qui n’arrête pas de bouger.”
Un paysage paradoxal
Courir, Frédéric Lavigne en a quasiment fait son métier. Lui qui sélectionne les séries présentées au festival Séries Mania en reçoit environ 400 par an, chiffre stable depuis le début de la décennie, “à un niveau incomparablement plus haut qu’auparavant”. Son point de vue très international lui permet de prendre la mesure de l’explosion. “L’émergence des plateformes a transformé le paysage, bien au-delà des quatre ou cinq leaders américains. La diversité est encore plus grande qu’on ne le croit. À Séries Mania, nous estimons à 700 le nombre de plateformes de SVOD en dehors des États-Unis à l’heure actuelle, avec chaque année une quarantaine en plus. Parfois, elles sont thématiques comme Shadowz sur l’horreur, mais souvent nationales ou régionales avec beaucoup de créations locales, de l’Espagne à l’Europe du Nord, de l’Afrique du Sud à la Turquie ou la Grèce.”
Comme cela peut être le cas avec les séries françaises, Lavigne perçoit la pression du marché et dresse un bilan parfois sombre, celui d’un tiraillement palpable partout, voire d’une certaine standardisation. “Il y a une impression de formatage des sujets et de la narration. La façon dont les histoires se racontent, dont les personnages se définissent, dont les enjeux sont distribués, l’abondance des séries à sujet, la manière dont le récit commence par la fin avec des flashbacks, des rebondissements qui surviennent aux mêmes épisodes : le cahier des charges du langage sériel tend à s’uniformiser…”
Pour sortir de cette tendance lourde, le délégué général de Séries Mania dessine une perspective créative comme le monde des séries n’en a probablement jamais connu. C’est le paradoxe du moment. “Les prises de risque et le renouvellement se jouent le plus avec de jeunes cinéastes locaux qui passent à la série et apportent leur point de vue. Pour moi, c’est le cas des séries grecque, indienne ou iranienne que nous avons sélectionnées cette année.”
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