Révélée très jeune au cinéma et dans la mode, la discrète Mélanie Thierry aura mis du temps à trouver sa place. Sur le divan d’“En thérapie”, la série d’Arte, et en attendant d’autres projets passionnants, elle peut enfin laisser s’épanouir son jeu et sa personnalité.
La série est une école de la patience. Au vingt-et-unième épisode d’En thérapie, une sensation animale s’est emparée de nous. Une évidence indiscutable. Non qu’elle ait été totalement absente avant ce moment, ni dans les vingt années de présence de Mélanie Thierry dans le cinéma et les séries françaises, mais quand même : un verrou a sauté d’un coup. La puissance de l’actrice, la beauté profonde de son jeu, tout cela s’est imposé sans discussion.
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Dans cette série adaptée du concept génial de Hagai Levi, BeTipul (dont on connaissait mieux la version américaine In Treatment), Mélanie Thierry joue une chirurgienne. Elle ouvre le bal face à son thérapeute Philippe Dayan (Frédéric Pierrot) en lui racontant au premier épisode le week-end fou et noir qu’elle vient de traverser au bloc. Nous sommes le lundi 16 novembre 2015 dans un Paris sonné. La douleur et le choc post-attentats viennent de commencer. Ariane termine la séance en ramenant au premier plan son désir qui déborde : elle est amoureuse de son psy, elle a envie de lui et l’exprime frontalement.
A ce moment-là, Mélanie Thierry a déjà installé le mélange de férocité et de candeur qui caractérise son personnage. Mais l’intensité ira en décuplant au fil de la saison – le principe de la série étant de consacrer un épisode à un·e patient·e, du lundi au vendredi, Ariane revient tous les cinq épisodes – pour devenir renversante dans le vingt-et-unième, donc. On n’en dira rien de trop précis, spoiler oblige, sinon qu’un traumatisme est révélé et qu’il surgit sans prévenir, comme s’il s’échappait tel un alien du corps et du visage de l’actrice, qui à la fois se tendent et se déplient face à nous.
“Il y avait un saut dans le vide à effectuer avec En thérapie” Mélanie Thierry
Réalisateur de l’épisode et directeur artistique de la série, Mathieu Vadepied a été impressionné. “Mélanie propose un personnage très fort, très entier, qui passe la ligne du rapport patient/psy. Elle mélange une douceur et une forme de provocation, voire de violence. Il y a une tension amoureuse dont elle charge ses paroles, ses regards, et en même temps une grande détresse. La juxtaposition de ces deux énergies crée un rapport électrique avec Frédéric Pierrot. Tout le monde a été assez fasciné et ému pendant le tournage.
Alors qu’elle devait rester assise sur le canapé, Mélanie s’est éloignée de la tentation d’en faire beaucoup pour compenser. Il lui a fallu trouver le rythme de la parole qui soit celui de l’âme et non pas courir après les pages de texte qu’elle avait apprises par cœur – nous tournions en plans-séquences de plusieurs minutes. Elle s’est libérée comme actrice en même temps que son personnage s’est émancipé. On laissait tourner longtemps la caméra, scotchés par son travail. Il y avait comme un silence religieux pendant les prises.”
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Quand nous rencontrons – virtuellement – Mélanie Thierry, elle parle de son expérience sur la série tournée juste avant l’arrivée de la pandémie en Europe. Une sensation proche de la performance, due aux conditions de tournages radicales : une journée et demie par épisode.
“Je me suis rendu compte que je n’avais pas vraiment d’autre choix que de me dévoiler. Il y avait un saut dans le vide à effectuer avec En thérapie. A chaque tournage, je me disais : j’ai quelques dizaines de minutes devant moi et je dois tenir. Cela voulait dire cibler les moments où il faut lâcher la barre, en traverser d’autres où tu la lâches alors que tu n’avais pas du tout prévu de le faire. Ça explose à cet endroit-là, tu l’acceptes et tu te mets en rythme pour rejoindre les émotions du personnage. Cette femme est géniale à incarner. Si tu ne t’amuses pas avec une partition comme ça, c’est que ce métier n’est pas fait pour toi.”
L’assurance d’être à la bonne place, la comédienne ne l’a peut-être pas toujours eue. Mélanie Thierry a longtemps participé à un ventre mou du cinéma français, sans folles escapades. Révélée en 1999 à 18 ans par Quasimodo d’El Paris de Patrick Timsit où elle interprète Esmeralda, elle traverse des comédies sans éclat avant son rôle de petite sœur dans Pardonnez-moi, le premier film en mode mélo familial de Maïwenn en 2006. Dans la foulée, la pièce Le Vieux Juif blonde d’Amanda Sthers lui offre une crédibilité avant deux blockbusters en 2008 aux destins contrariés : l’échec quasi industriel Babylon A.D. de Mathieu Kassovitz et l’oubliable Largo Winch de Jérôme Salle.
En 2010, Mélanie Thierry obtient le César du meilleur espoir féminin grâce au Dernier pour la route de Philippe Godeau, drame sur l’alcoolisme avec François Cluzet, et croise son premier cinéaste installé, Bertrand Tavernier, pour le film d’époque La Princesse de Montpensier. “J’ai beaucoup de tendresse pour l’homme et son cinéma, pour ce film aussi qui, selon moi, traverse le temps.” L’année suivante, l’actrice apparaît dans un Téchiné mineur, Impardonnables. Elle est devenue un visage familier, mais pour quoi et pour qui exactement ?
Sans entrer dans le détail des films ni le formuler aussi brutalement, Mélanie Thierry conserve de cette période un souvenir compatible avec nos impressions de spectateur.
“Je me retrouvais parfois sur des tournages où j’étais heureuse d’être acceptée et choisie, mais cela ne ressemblait pas à ce que j’avais envie de raconter. Bon, tu fais aussi avec ce qu’on t’offre. Ça ne marche pas de manger des patates en attendant qu’untel t’appelle. La ténacité et la patience ne changent pas la réalité. En tout cas, cela a pris du temps pour dessiner ce que j’avais envie de faire de moi-même.” Elle affirme aussi sans sourciller : “On ne m’identifiait pas vraiment. Et je dirais que ce n’est pas tellement un problème. Au moins, j’arrive toujours à survivre ; au bout de vingt ans, je n’ai pas encore lassé. Qu’on puisse parfois être encore surpris, c’est quand même pas mal !”
“Le cinéma, c’est un monde qui m’est tombé dessus” Mélanie Thierry
Quelque chose s’est vraiment passé dans la carrière de Mélanie Thierry il y a finalement assez peu de temps. D’abord avec le carton d’Au revoir là-haut d’Albert Dupontel en 2017 et surtout son rôle un an plus tard dans La Douleur d’Emmanuel Finkiel adapté de Duras, où elle crève l’écran avec l’intensité d’une femme dans la guerre, entre plusieurs hommes. Une figure de l’amour et du courage pour laquelle elle a cherché des lueurs, des guides. “J’ai dû voir tous les films avec Jeanne Moreau et Delphine Seyrig, mais aussi Bulle Ogier et Madeleine Renaud. Pour m’inspirer, j’ai traqué ce qui a pu inspirer Duras.”
Le film a transformé son expérience du cinéma. “Parfois, les vocations arrivent tardivement. La rencontre avec ce metteur en scène a été déterminante. J’ai eu l’impression d’être regardée. Finkiel est d’une nature où rien n’est suffisant, concentré à la vie à la mort. J’ai eu enfin le sentiment de plonger dans ce que doit représenter le cinéma comme je l’aime. Finkiel me permettait de me trouver au bon endroit pour partager quelque chose d’intime, sans que ce soit un effort. La caméra pouvait le capter. Moi, j’ai grandi sans avoir forcément de références. Dans ma famille, c’était très étranger le cinéma. Ce monde m’est tombé dessus. J’ai eu le sentiment de rentrer dans un cercle avec Finkiel, de m’affranchir avec son aide. Il me permettait de l’accompagner dans la création, alors que souvent j’ai été un bon soldat. C’était hyper-fort.”
Un affranchissement à plus de 35 ans, après des dizaines de rôles ? Voilà ce qui arrive quand une comédienne se définit elle-même comme naturellement lente. “J’ai mis un peu de temps à comprendre que le principe de ce métier était de laisser échapper quelque chose de soi. Je suis une besogneuse !” (rires) Son souhait de se diriger vers le cinéma d’auteur est arrivé simplement : “Cela prend du temps pour savoir de quel cinéma on a envie, et une fois qu’on l’a choisi, il faut qu’il nous accepte. J’ai la sensation d’avoir plus de choses à raconter en approchant la quarantaine. Je suis bien plus nourrie et j’ai plus à offrir aujourd’hui que lorsque j’avais 20 ans.”
Peter Lindbergh, la figure paternelle idéale
A 20 ans, ou même avant, à quoi rêvait Mélanie Thierry ? “Je n’ai jamais eu le feu sacré. Quand j’entends des actrices dire qu’elles ont toujours voulu faire ce métier, avec un désir et une passion des mots, de la langue, du théâtre, c’est quelque chose que je ne savais pas où situer chez moi. Je me suis trouvée là comme un cheveu sur la soupe. Très vite, tu as envie d’appartenir à ce métier car tu te rends bien compte que c’est fascinant. Ça résonne fort, mais tu ne sais pas exactement où.”
Ce sont d’abord les autres qui ont eu du désir pour Mélanie Thierry. Ses débuts se sont déroulés comme mannequin pour de grands photographes de mode comme Jean-Baptiste Mondino, Paolo Roversi et surtout Peter Lindbergh – décédé en septembre 2019. Elle avait 15 ans et habitait Sartrouville quand il l’a repérée. Elle en parle aujourd’hui comme d’une figure paternelle idéale, avec une affection profonde.
“Je lui dois beaucoup car il a été me chercher dans mon nid. J’étais une petite gosse à l’école, je n’avais jamais fait de photos. Il est arrivé à l’aube de tout. C’était une rencontre décisive parce que le mec montrait une grande humanité. Il savait photographier les femmes comme personne. Il arrivait à nous scanner et à faire apparaître une beauté pure. Il ne cherchait pas à déguiser les femmes et, en même temps, il nous mettait en scène, car il avait une fascination pour le cinéma. Je pense qu’il aurait adoré tourner un long métrage.
J’ai des souvenirs forts. Je n’étais jamais sortie de ma banlieue parisienne, j’ai pris l’avion pour la première fois grâce à lui. Direction la vallée de la Mort. Cela avait été chaotique : je voyageais seule, j’étais perdue, les flics ont appelé mes parents au milieu de la nuit car j’étais en larmes dans un couloir à l’aéroport de Dallas ! Une fois, il m’a proposé de me faire un cadeau de Noël. Je lui ai demandé des photos avec Jeanne Moreau et on les a faites pour le Vogue italien, c’était merveilleux…
Il n’avait aucune once de perversité. Il était au-delà de la mode, avec un amour du cinéma et des acteurs. Cela faisait longtemps qu’il ne m’avait pas photographiée quand il est mort, il était passé à d’autres visages, d’autres émotions. En tout cas, il m’a choisie alors que je ne ressemblais pas à un mannequin classique, ne serait-ce que par ma taille. Je suis un petit format. J’avais 15 ans, je m’amusais. C’était une belle époque.”
L’épaisseur humaine évoquée par l’actrice pour expliquer le souffle actuel de sa carrière vient peut-être de là : d’un au-delà de la mode et du cinéma. D’une forme de méfiance apprivoisée, aussi. “Quand j’étais toute jeune, je trouvais indécent de montrer ses émotions et ses sentiments, je ne savais pas comment faire face à la caméra. Je trouve toujours difficile de me livrer, encore plus en interview. On a toujours peur de décevoir et du jugement. Mais là, ça va, nous sommes au téléphone.”
Pas de fausse fragilité
On sent subitement la possibilité qu’elle se referme, comme si Mélanie Thierry nous prévenait sans le dire de sujets interdits. Sa famille, par exemple, et le couple exemplairement stable qu’elle forme avec le chanteur Raphaël depuis les années 2000 ? Quand on évoque la vidéo virale qui a égayé le confinement de printemps – elle y engueule spontanément son mari qui chante en live sur Facebook, parce qu’elle veut faire la cuisine –, l’intéressée lâche tout de même une explication :
“Tant mieux si ça fait marrer les gens. Pour moi, cela reste une intrusion, même si c’est sympathique et qu’on voit que mon mec est une merveille de douceur. Je suis celle qui peste et qui râle ! Si on en a parlé, c’est parce que les gens se retrouvent comme s’ils étaient chez eux. Dans ces moments où on n’a rien à se foutre sous la dent, ça amuse la galerie. Je ne cherche pas absolument à être secrète, mais je dirais que, malgré tout, cela ne regarde personne.”
L’année qui vient de passer a été paradoxalement fructueuse pour Mélanie Thierry, qui a tourné l’intéressante série No Man’s Land (diffusée sur Arte) avant le premier confinement et deux films entre août et décembre 2020 : Tralala, la comédie musicale des frères Larrieu avec Mathieu Amalric, Maïwenn, Bertrand Belin, ainsi que La Vraie Famille de Fabien Gorgeart. Dans No Man’s Land comme dans le deuxième film de l’auteur de Diane a les épaules, un mélodrame, l’actrice a croisé la route de Félix Moati. L’acteur incarnait son frère dans la série de guerre franco-israélienne : le temps passé sur le tournage au Maroc les a rapproché·es.
“Mélanie a une certaine dureté, très vite apaisée par son physique hors norme, sa beauté, ce bleu des yeux très puissant. Elle me touche par plein d’aspects, et notamment la croyance fondamentale qu’elle n’est pas aimée. Chez elle, ce n’est pas de la fausse fragilité. Elle vient d’un autre milieu social que celui qui a le pouvoir, il y a quelque chose de l’ordre de la conquête chez elle. Je la vois comme une conquérante, c’est comme ça qu’elle joue. Elle va chercher les espaces, les partenaires, les scènes. Il y a des acteurs et actrices qui composent, et c’est magnifique. Chez elle, aucune espèce de place pour la fabrication et le mensonge. Elle ne cherche pas la justesse, mais la vérité.”
Jean-Marie Larrieu, qui l’a dirigée avec son frère Arnaud pour la première fois dans Tralala – le film est actuellement en mixage –, explique son coup de foudre. “Dans le milieu, tout le monde nous disait que c’était une très bonne actrice. Nous savions qu’elle pouvait chanter, mais elle s’est révélée être aussi une grande travailleuse capable de tout faire. Le sujet du film, sans trop en dévoiler, c’est quelqu’un qui revient – peut-être – d’entre les morts. Mélanie joue une serveuse à Lourdes qui travaille aussi dans une boutique d’objets de piété et a un lien avec cet homme. Son rôle flirte avec certains films de Demy, et Jeanne Cherhal a composé l’une de ses chansons.”
“Elle s’offre les moyens d’une maîtrise qu’elle lâche ensuite” Jean-Marie Larrieu
Pour l’actrice, l’expérience Tralala a été profitable. “Chanter et danser – enfin, je chantouille et je dansouille –, c’était quelque chose. Un peu de légèreté et de couleurs, des clins d’œil. On était au creux de la montagne à Lourdes, l’air était pur et tout le monde était heureux de travailler et de se retrouver sur un plateau. Au début, il y a plein de moments où je ramais car j’étais dans quelque chose de très naturaliste et ce n’est pas du tout la came des frères Larrieu. Pour eux, faire du cinéma, ce n’est pas raconter la vie. Il faut aller chercher une poésie, se promener différemment sur les phrases.”
Jean-Marie Larrieu a apprécié cette différence entre eux et elle : “On voulait quelqu’un de terrien, de provincial – même si Mélanie vit à Paris – qui en même temps veut bien décoller. Durant les premières prises, c’était tendu à propos de questions précises qu’elle nous posait, car nous n’avions pas vraiment pu bosser en amont. Mais nous, on n’aime pas trop diriger les acteurs. Or, Mélanie est dans un tel lâcher-prise quand elle joue qu’elle a besoin de verbaliser avant. C’est une grande actrice qui adore bosser pour entrer dans le personnage.
Elle s’offre les moyens d’une maîtrise qu’elle lâche ensuite – c’est vraiment émouvant. Elle dégage aussi un quant-à-soi qui résistera toujours à nos intentions. Ça nous va bien, parce qu’on est renoiriens : on filme une personne en chair et en os, et c’est toujours mieux quand quelque chose de cette personne résiste, comme un supplément de vie. On aime ça chez Mélanie. Elle a une beauté dingue, elle pourrait jouer dans des films hollywoodiens. Et en même temps elle joue avec nous.”
Les films hollywoodiens ne semblent pas vraiment un horizon immédiat pour Mélanie Thierry. On ne l’entend pas non plus prendre position sur les débats qui agitent le cinéma français, notamment après la révolte d’Adèle Haenel il y a un an. “Je me garde de faire des interventions politiques. C’est pas mon truc, donner des mots d’ordre. Je me débinerais très vite. Je laisse ceux qui ont la foi le faire, je n’ai pas une âme militante.” Pendant le premier confinement, elle a plutôt cherché à explorer le cinéma autre que contemporain. “Sur le site de LaCinetek, des réalisateurs font des recommandations. J’y ai passé beaucoup de temps. Je peux vous dire que ce site en a sauvé plus d’un.”
“J’aimerais bien nuancer quand je parle d’elle, mais je ne peux pas !” Félix Moati
On ne sait pas encore quand on pourra voir La Vraie Famille et Tralala, même si les trente-cinq épisodes d’En thérapie laissent le temps de voir venir. Et pour la suite, que peut-on imaginer ? Félix Moati a ses idées. “Elle peut jouer toutes les classes sociales. On ne pense pas forcément à elle pour des personnages sophistiqués qui manient le langage, alors qu’elle sait croquer dans les mots. Elle a un phrasé de dingue, un débit mitraillette, elle serait aussi exceptionnelle dans de la comédie brusque, de la mauvaise humeur. En même temps, on lui met une Kalash dans les mains comme dans No Man’s Land, on y croit dans la seconde. J’aimerais bien nuancer quand je parle d’elle, mais je ne peux pas !” (rires)
Sans savoir ce que son collègue et ami a dit d’elle, Mélanie Thierry semble lui répondre avec un mélange de modération extrême et d’ambition féroce : “Je trouve que j’ai une vraie marge de progression.”
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