Porteuse d’un discours écologiste et inclusif, la deuxième saison de “The OA” promeut un autre futur pour l’humanité. Rencontre avec ses créateurs Brit Marling et Zal Batmanglij qui, outre cette dimension politique novatrice, entendent bien dépasser la narration sérielle traditionnelle.
Au tout début de la nouvelle saison de The OA, la jeune femme dont nous avions suivi la folle histoire pendant huit épisodes a disparu, comme si le monde ne l’avait jamais connue. Nous avions laissé Prairie en mauvaise posture, transpercée par une balle. Est-elle morte ? Est-ce seulement possible ? Dans le monde créé par Brit Marling et Zal Batmanglij, disparaître n’a presque jamais le sens de définitif. La mort est d’abord une affaire de perception. D’autres séries nous y ont préparés. Grâce à Lost et This Is Us, nous savons que les grands personnages contemporains ont plusieurs vies, infiniment dépliables. Tant que le récit existe, ils et elles tiennent debout, se promènent entre passé, présent et futur, arpentent d’autres dimensions. C’est cette dernière option que choisit The OA pour son retour, plus de deux ans après avoir exalté les sériephiles avec ses touches surnaturelles et sa réflexion fascinante sur les puissances du récit.
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Au bout d’une trentaine de minutes du premier épisode en compagnie d’un nouveau personnage nommé Karim Washington, un détective privé de San Francisco à la recherche d’une adolescente disparue, nous retrouvons enfin la blonde évanescente qui nous serrait le cœur. Comme une ombre ou comme un ange (“the OA” signifie “l’ange originel”), elle réapparaît pour prononcer bientôt ces mots : “It’s me, but it’s not me” (“C’est moi, mais ce n’est pas moi”)… Nous reconnaissons formellement cette femme, pourtant son prénom n’est plus Prairie mais Nina, héritière d’un oligarque russe dont nous avions entendu tant de choses la saison précédente. L’aventure commence. Elles méritent quelques explications.
Une deuxième partie plus qu’une saison 2
Parler à Brit Marling (36 ans) et Zal Batmanglij (38 ans) est une expérience presque aussi douce et captivante que de regarder The OA. Les deux têtes pensantes de cet objet d’une étrangeté et d’une fluidité totales se relaient jusque dans les silences. Entre eux se déploie une bienveillance extrême dans la circulation des idées. Brit Marling prend la parole en premier, expliquant quel désir a structuré ces nouveaux épisodes. “Quand Zal et moi avons réfléchi à un récit capable de dérouter les esprits, nous avions un plan : l’histoire se déploierait par couches successives. Nous savions que le personnage principal sauterait d’une dimension à l’autre et se trouverait dans une nouvelle réalité. C’est ce qui arrive à ‘the OA’, cette femme. L’idée de connaître une autre version de sa vie est connectée de manière plus large à ce que nous proposons depuis le début : une méditation sur les histoires elles-mêmes, la manière dont elles remplissent nos vies.”
“Nous ne nous sentons pas spécialement proches de ce qu’on a longtemps appelé la télévision” – Zal Batmanglij
Du point de vue métaphysique, The OA deuxième manière, fonctionne comme son personnage : elle revient telle qu’en elle-même mais transformée, davantage structurée par une enquête – quoique erratique. Depuis l’apparition de la série, la nature de ce que nous regardons défie les mots. Marling (qui coécrit et tient le rôle principal) et Batmanglij (réalisateur et coscénariste) n’aiment pas spécialement que l’on parle d’épisodes et de saisons pour qualifier leur travail. Pour eux, cette nouvelle salve s’apparente à la “deuxième partie” d’une épopée. Le mot “série” trouve à peine sa place dans leur vocabulaire. “Nous ne nous sentons pas spécialement proches de ce qu’on a longtemps appelé la télévision, confirme Zal Batmanglij. La forme épisodique basée sur un récit découpé en plusieurs parties d’une heure provient avant tout d’un impératif commercial : vendre des publicités et fabriquer une histoire en fonction de ces pubs. HBO et Les Soprano se sont éloignés de ce modèle, tout en respectant l’idée de cycle et de production de masse, même si c’était magnifique. Brit et moi ne venons pas de ce monde-là. Nous venons plutôt de ce que les gens appellent le cinéma indépendant. Nous apprenons les outils dont nous avons besoin pour raconter cette histoire au fur et à mesure que nous avançons.”
Une série pensée comme un « long format »
Avant qu’on ne trouve un moyen de le stopper, le réalisateur utilise la comparaison qui fâche (car banale et imprécise) depuis la prise de pouvoir des géants du streaming sur nos nuits : sa série serait avant tout… “un long film”. Un abus de langage qu’heureusement, il parvient à dépasser, puis à affiner. “Du point de vue de la production, nous préparons chaque saison comme on préparerait un film de huit heures : l’écriture se déroule d’un seul bloc, contre la tradition datant des années 1940 qui veut qu’on commence à tourner une série alors que l’ensemble de la saison n’est pas encore scénarisé. Nous pensons qu’il existe un nouveau genre, un médium en train de trouver sa forme, auquel nous appartenons plus qu’au monde des séries. La beauté de ce que permet Netflix, c’est de ne ressembler à rien de ce qui a été fait auparavant. Cela me rend un peu triste quand ils penchent vers un modèle plus traditionnel. J’aime quand ils lâchent prise. Je pense que The OA peut aider à pousser les limites.”
“Le format long est un univers excitant dans lequel nous avons décidé de nous immerger” – Brit Marling
Comme la plupart des œuvres d’art importantes, The OA pose donc un problème de définition. Quel serait le nom de ce nouveau médium que Zal Batmanglij voit naître ? “Les frères Duffer – créateurs de Stranger Things – m’en parlaient l’autre jour : il faut qu’on trouve un nom un peu sexy pour ce qui est en train de se passer ! Pour l’instant, je dirais ‘long format’.” Brit Marling résume l’affaire à sa manière : “Le format long est un univers excitant dans lequel nous avons décidé de nous immerger. Aujourd’hui, c’est un peu le far west de la narration, car tout est permis ! En tant qu’actrice et scénariste, j’ai besoin de nouveauté en permanence, je n’aime pas la répétition.”
Son partenaire de création abonde : “Avec The OA, nous sommes fascinés par l’idée de faire vivre plusieurs genres, différentes atmosphères. Nous ne voulons pas rester bloqués dans l’obligation de fabriquer quelque chose de semblable, comme si nous étions une usine fictionnelle. Quand nous avons imaginé la série au printemps 2015, nous n’avions pas du tout envie qu’en 2020, il faille tourner avec les mêmes mouvements de caméras, les mêmes costumes et les mêmes personnages, dans des quartiers similaires. Pour certains, c’est rassurant. Mais cela ne fonctionne pas pour Brit et moi. Nous voulons laisser de la place pour que les idées surgissent dans nos vies et dans la culture ambiante. On ne veut jamais que ça devienne facile pour nous.”
Une écriture transgénérationnelle
Les compères ont passé l’été 2017 à écrire les 400 pages du scénario de ces huit nouveaux épisodes, avant que Marling n’en arrive à la conclusion suivante : “Ecrire un scénario, c’est lutter avec ses propres idées, les frotter à d’autres points de vue jusqu’à ce qu’elles survivent, transformées.” Pour donner vie à ce processus, The OA utilise comme les autres une salle d’écriture, bien qu’assez atypique. “Nous avons invité des scénaristes intéressants comme Henry Bean qui a plus de 70 ans, raconte Batmanglij. Il a été le script doctor de Ridley et Tony Scott. Il y a eu des allers-retours très fructueux entre générations pendant l’écriture. On essaie, tous ensemble, de comprendre ce nouveau médium. Nous avons appris de Henry, comme il a appris de nous, car nous n’avons pas de formation classique. Avec Brit, nous nous sommes formés mutuellement.”
Entre Brit Marling et Zal Batmanglij, l’histoire a commencé en 1997, sur les bancs de la fac de Georgetown à Washington D.C.. Le duo était alors complété par un troisième larron, le réalisateur Mike Cahill, avec lequel la jeune femme a été en couple pendant de nombreuses années – elle a joué notamment dans son film I Origins en 2014. “Mike et Zal faisaient des films ensemble à Georgetown, raconte-t-elle. J’ai vu un de leurs courts métrages et j’ai été bluffée. J’ai alpagué Zal au supermarché, en lui demandant si ça l’intéressait d’accéder au labo photo grâce à moi, parce que j’étudiais la photo… J’ai proposé d’être impliquée dans les films qu’ils réalisaient… On a commencé à travailler ensemble avec passion. On discutait, on trouvait une caméra, on installait Final Cut Pro sur nos ordis, et c’était parti.”
“J’ai tout de suite compris qu’être une jeune femme qui essaie de devenir actrice dans cette ville était quelque chose de très difficile” – Brit Marling
Quelques années plus tard, ils s’installent à Los Angeles. “Quand nous sommes arrivés à Hollywood, je tournais des documentaires, je jouais aussi en tant que comédienne. J’ai tout de suite compris qu’être une jeune femme qui essaie de devenir actrice dans cette ville était quelque chose de très difficile : c’était comme avancer dans un marais. Il me fallait d’autres compétences si je voulais continuer à jouer sans me perdre. Je devais raconter les histoires moi-même.”
Des débuts difficiles
Marling et Batmanglij (accompagnés alors par Mike Cahill) ont passé quelques années à manger des boîtes de conserve et à susciter l’inquiétude de leur entourage. “Pendant une longue période, c’était difficile, se souvient la comédienne et scénariste. Nos amis de la fac commençaient à mener des vies légitimes, avec un travail, un salaire. Ils achetaient des maisons, ils avaient des enfants, tous les signes d’une entrée dans l’âge adulte, alors que nous étions en train de galérer. On essayait d’écrire, de faire des films.
”Nous en étions arrivés à la conclusion qu’il était inutile d’essayer de rentrer dans le système” – Brit Marling
Quand les projets n’aboutissaient toujours pas au bout de cinq ans, nos familles se sont demandé si nous étions victimes d’une hallucination collective. Mais nous en étions arrivés à la conclusion qu’il était inutile d’essayer de rentrer dans le système. Nous avons tourné Sound of My Voice et Another Earth, des films à microbudgets, qui ont été sélectionnés à Sundance la même année, ce qui a changé notre vie.” Le sens de l’urgence qui transpire de The OA vient peut-être de là. Dans cette deuxième saison, l’aventure du personnage principal et de ceux et celles qui l’entourent – dont de nombreux visages familiers – ressemble à un long guide de survie. Comment se parler ? Comment se toucher ? Comment vivre ensemble ? Cette série est l’une des plus politiques qui soient. “Nous sommes dans la mauvaise dimension”, dit un garçon, touchant juste sur notre sentiment d’une époque trop violente.
Pour une humanité écologique et inclusive
“On sent en Amérique qu’on ne vit pas dans la bonne dimension, vous le percevez aussi en France ?, demande Zal Batmanglij, faussement candide. Moi, je resens le choc du futur en permanence, je nous trouve dépassés. Oui, il y a une portée politique à raconter une histoire comme la nôtre, diffusée dans le monde entier. Avec Brit, nous avons une responsabilité.” Changer de dimension, c’est peut-être simplement changer la vie, trouver d’autres phares dans la nuit. En prônant une humanité écologique et inclusive, cette saison donne le sentiment d’une lumineuse maturité. Si le souffle poétique de The OA ne semble pas aussi imparable que lorsqu’elle débarquait par surprise et nous soulevait de terre, quelques jours avant Noël 2016, elle reste un merveilleux bloc d’espoir et de consolation.
« Il y a une portée politique à raconter une histoire comme la nôtre, diffusée dans le monde entier” – Zal Batmanglij
“Je crois d’autant plus à l’importance des récits novateurs que nous sommes à un tournant, poursuit Brit Marling. Nous avons été bloqués depuis des siècles dans l’idée que toute fiction avait besoin d’un héros. Peut-être que le fait d’appuyer sur l’individu constitue l’une des raisons pour lesquelles le monde se détériore. Le désastre écologique est en marche et nous nous posons collectivement la question de faire de meilleurs choix. Avancer vers le collectif dans nos histoires peut transformer quelque chose. La nature fonctionne à partir de relations symbiotiques puissantes entre les êtres vivants. Que pouvons-nous améliorer pour vivre différemment ?”
Une odyssée des veines, du sang, des peaux
Dans The OA, les réponses sont multiples, à la fois réalistes et perchées. On les trouve dans la fameuse danse collective des personnages (l’une des images fortes de la première saison), dans un tube tardif de Duran Duran, dans la communication intime avec les arbres, dans l’idée que “la seule façon de guérir, c’est de former une tribu”. Au centre des nouveaux épisodes se trouve le personnage de Buck, jeune adolescent transgenre autrefois discret qui devient, selon les jolis mots de Brit Marling, “la représentation de nos âmes ouvertes, de notre désir de croire”. A travers lui, la série déploie une vision du corps libéré qui déteint sur les autres personnages. The OA est aussi une odyssée des veines, du sang, des peaux. “Zal et moi sommes intéressés par l’idée que la connaissance acquise par le corps est souvent mal considérée. Nous donnons de la valeur à la raison et à la logique dans la culture occidentale, mais l’intelligence du corps et l’intuition, la connaissance profonde, tout cela existe aussi et nous intéresse. La série fait écho à cette idée. Nous avions écrit ce dialogue, il y a trois ans : ‘Vous ne pouvez pas vraiment savoir quelque chose avant que votre corps ne vous l’ai dit’. Nos sensations sont comme des compas, c’est notre système nerveux central qui s’exprime, ce sont les battements de notre cœur, c’est la paume de notre main qui transpire. On nous demande trop souvent de réprimer nos émotions.”
The OA, deuxième partie Sur Netflix à partir du 22 mars
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