Au coeur du scandale de dopage qui touche la Russie, « Icarus » fait le constat d’un programme généralisé et aux conséquences exceptionnelles. Sensible aux notions de vérité et de liberté, nous avons rencontré Bryan Fogel, le réalisateur de ce documentaire au « langage politique » et à la fabrication inattendue.
C’est une histoire qui tourne mal, une histoire de deux hommes pris dans le tourbillon de l’un des plus grands scandales de l’histoire du sport : le dopage d’Etat en Russie. Une histoire personnelle et expérimentale mêlée à une autre dont l’échelle mondiale dépasse Bryan Fogel.
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Le réalisateur de Icarus a voulu tester le « programme » dopant que des sportifs tels que Lance Armstrong ont su exploiter sans se faire prendre. Pour l’épauler, le docteur Grigory Rodchenkov, chef de laboratoire anti-dopage des Jeux Olympiques de Sotchi de 2014. Pendant que l’un se pique quotidiennement pour améliorer ses performances au cours d’épreuves amateurs, l’autre se voit rattrapé par ce scandale qui l’oblige à fuir la Russie, quitter sa famille et rejoindre aux Etats-Unis Fogel, également pris dans la tempête, puis à devenir un lanceur d’alerte permettant entre autres au rapport McLaren, rendu public le 18 juillet 2016, d’établir des conclusions alarmantes sur l’état du dopage en Russie.
Cette histoire est d’abord le fruit d’une expérience menée par Bryan Fogel, comme une savante reproduction de Super Size Me dans lequel Morgan Spurlock, l’enfant terrible du documentaire aux USA, mangeait des produits McDonald’s pendant un mois afin de pointer du doigt les effets néfastes des fast-food pour la santé publique. Quand on lui demande de faire le bilan de son expérience, Bryan Fogel la décrit ainsi :
« Tout ce que j’ai pris, ce sont des produits naturels. Il n’y avait aucun effets secondaires négatifs, surtout lorsque vous vieillissez, car votre corps ne cesse de fabriquer des hormones. Ils ont été très positifs pour moi et j’en ai vus beaucoup de ceux-ci qui peuvent aider pour la compétition, pour aider votre corps à se rétablir et à se sentir mieux. «
Un budy-movie documentaire
Seulement, Bryan n’agit pas seul : il est constamment suivi par le docteur Rodchenkov pour faire en sorte que les produits dopants aient un effet positif sur le corps de Bryan. Une situation paradoxale pour Bryan, qui se pose cette question dans le documentaire : comment un ancien directeur de laboratoire d’anti-dopage s’amuserait-t-il à mener ce genre de programme ? C’est un paradoxe qui se solde sur une amitié, un duo, au fil d’une narration captivante, comme si le fléau du dopage constituait une dopamine du scénario : entre l’utilisation de la caméra de reportage et une fabrication d’images typiquement cinématographiques, Icarus construit son récit avec une rigueur qui témoigne de l’attachement qui se noue entre Fogel et Rodchenkov.
Malgré la parution à la télévision allemande d’un reportage (How Russia makes its winners ?) qui accuse Rodchenkov d’être impliqué dans le dopage massif en Russie, les deux hommes se soutiennent mutuellement, s’amusent avec la caméra, se prennent pour la Mafia… Une vraie amitié se met en place et stimule le récit : un vrai buddy-movie documentaire dans lequel l’amitié fait la force. Mais la réalité les rattrape, et les épreuves enferment progressivement nos personnages dans une sorte de thriller géopolitique glacial. Ce basculement, Bryan le décrit ainsi :
« C’était vraiment dur à vivre […] C’est tellement choquant de marcher avec quelqu’un et vous pensez que vous le connaissez, et que vous vous rendez compte que vous ne le connaissez pas vraiment, que cette personne a finalement beaucoup de facettes. Vous savez, quand vous le voyez dans le film, il est si sympathique, si drôle et si généreux : vous vous amusez avec lui. Et puis, vous comprenez aussi qu’il a été impliqué dans une arnaque massive. »
Icarus, un film réalisé dans la contrainte
Icarus offre ainsi un basculement documentaire inattendu qui a contraint Bryan Fogel de changer ses plans :
« C’est comme recommencer un film. Après deux ans de tournage, je pensais avoir réalisé un film complet. Et puis, quand Grigory s’est échappé de Moscou et que j’apprenais qu’il était impliqué, tout a été très clair pour moi : le film que je faisais n’était pas si important que celui que je devais faire : cette histoire devait être racontée. C’est un changement complet. »
Du comité olympique jusqu’à Vladimir Poutine en passant par le tribunal arbitral du sport, Icarus dresse le schéma d’un système généralisé qui accouche de situations plus ridicules les unes que les autres, de quoi provoquer la stupeur des scientifiques quand Fogel leur résume les propos de Rodchenkov : une scène surréaliste qui fait le constat du contre-pied total que représente ce système aux yeux de l’éthique sportive. Quant à une réaction de la Russie sur son documentaire, Bryan s’y prépare :
« Je m’attends à ce que la Russie réagisse, comme elle réagit toujours: ils continueront à nier l’évidence, à créer de la propagande, à essayer de détruire Grigory dans les médias. Ils essaieront de détruire ma crédibilité, mais en fin de compte, tout cela n’a pas d’importance parce que la vérité est la vérité. Et ça a été prouvé indépendamment de Grigory et moi par des enquêtes, par la médecine légale. Vous savez, je suis prêt à accepter et je me prépare à ce genre de réaction. »
Le buddy-documentaire Icarus se cloisonne : une certaine pression se noue aux faits et gestes des protagonistes, comme lorsque Rodchenkov apprend que ses propos seront publiés le lendemain dans le New-York Times. « Tomorrow ?« , s’exclame-t-il, hésitant entre le soulagement et la pression issue de la chasse à l’homme dont il fait l’objet.
George Orwell et 1984 comme inspirations
Le lanceur d’alerte Rodchenkov devient alors un Edward Snowden bis – il se compare à lui avec humour -, d’autant plus que Icarus emprunte les mêmes motivations que Citizenfour, le documentaire entièrement concentré sur Snowden : cette tension géopolitique pèse sur les épaules de l’ex-chef de laboratoire, et la gravité de ses propos lors de son entretien solennel avec Fogel le rend vulnérable, mais terriblement héroïque. Quand nous nous lui proposons cette comparaison, Bryan adhère, mais insiste sur la nuance qui sépare Icarus et Citizenfour:
« Je pense personnellement que la comparaison avec Citizenfour est juste et que la comparaison entre Grigory et Edward Snowden l’est également. Sauf qu’Edward Snowden a tendu la main à Laura Poitras (la réalisatrice de Citizenfour, ndlr.), il voulait qu’elle l’interview, qu’elle l’aide à faire comprendre aux gens son histoire. Pour Icarus, je suis littéralement exposé à l’un des plus grands scandales de l’histoire du sport sans y avoir eu connaissance auparavant, contrairement à Laura. J’ai eu l’impression de m’engouffrer dans un trou de lapin (« rabbit hole ») sans avoir la moindre idée d’où j’allais atterrir. »
Lanceur d’alerte, le documentaire l’est également. Outre les conclusions révoltantes qu’il avance, Icarus aime s’inspirer des propos de George Orwell et plus particulièrement de son best-seller contre-utopique intitulé 1984 : « L’ignorance c’est la force » est l’une des nombreuses citations exploitées par le documentaire. Rodchenkov devient alors un héros épris par la contrainte, et Fogel un témoin à part entière : il livre un témoignage intime, émouvant et dramatique de la situation, permettant ainsi aux spectateurs d’être aux premières loges, de mesurer l’ampleur du scandale, autrement.
« Nous avons utilisons les trois étapes du voyage de Winston dans 1984 comme miroir de la vie de Grigory et du gouvernement totalitaire, malhonnête avec son propre peuple. La raison pour laquelle nous nous sommes tant accrochés à ce récit est liée à la situation géopolitique actuelle, à ce que nous voyons dans les médias tous les jours, cette différence entre la vérité et les « fake news ». Je pense que 1984 et la vision de George Orwell sont indissociables de ce qui se passe dans le monde actuellement, et particulièrement de la Russie qui continue à nier ce scandale. »
Défendre la liberté, et la vérité
C’est ainsi tout l’héroïsme de Rodchenkov qui se dévoile sous nos yeux : tricheur, oui, mais c’est un homme brisé et menacé dont les confessions le maintiennent en vie et auront l’impact que ses supérieurs russes ont tant redouté. L’héroïsme de Grigory nous a incités à prendre des nouvelles auprès de Bryan, lequel répond :
« Je ne suis pas autorisé à voir Grigory depuis qu’il fait l’objet d’un programme de protection hautement sécurisé. Mais j’ai pu prendre des nouvelles par l’intermédiaire de son avocat et du FBI : ils ont dit qu’il était en bonne santé, et qu’il était serein. J’espère qu’il le sera encore. »
Lauréat du Prix Orwell – comme un symbole – au dernier festival de Sundance, Bryan insiste sur la valeur de la vérité qu’incarne ce film : « Le cas de Grigory nous prouve que dire la vérité ne nous permet pas d’accéder à la liberté. C’est ce que j’ai voulu offrir à Grigory dans les dernières minutes du film, quand il est sur la plage avec mon chien : c’est une scène que j’ai filmé quand il était venu pour la première fois à Los Angeles, bien avant que tout ce scandale n’éclate. C’est une métaphore : il n’est plus libre, sa vie a changé à jamais, et interdire de dire la vérité à des conséquences ». Et pourtant, quelle vérité – et sincérité – que ce Icarus.
Icarus est disponible sur la plateforme Netflix.
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