La mini-série documentaire Chambre 2806 décortique l’affaire qui a précipité la chute de Dominique Strauss-Kahn. Si sa facture classique nivelle quelque peu les points de vue recueillis, elle frappe par sa rigueur de reconstitution et son évocation glaçante du monde d’avant #MeToo.
Le 14 mai 2011, Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du Fonds monétaire international et favori à l’élection présidentielle française de 2012, est arrêté par la police new-yorkaise peu avant le décollage de son avion pour Paris. Il est accusé d’avoir agressé sexuellement Nafissatou Diallo, une femme de chambre d’origine guinéenne, dans la suite n°2806 de l’hôtel Sofitel de Manhattan, où il séjournait. Sa mise en examen pour sept chefs d’accusation dont la tentative de viol, l’agression sexuelle et la séquestration marque l’épicentre d’un séisme politique, médiatique et judiciaire d’ampleur internationale.
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Une reconstitution méthodique des affaires DSK
Près de dix ans après les faits, la mini-série Chambre 2806 : L’Affaire DSK, réalisée par Jalil Lespert et diffusée sur Netflix, décortique l’affaire (ou plutôt les affaires) pour en saisir les implications politiques, sociales et humaines. Construits autour du point aveugle constitué par l’intérieur de la chambre, dépourvu de caméra de surveillance, et prenant acte de deux versions qui s’opposent (celle de Nafissatou Diallo, qui prétend avoir été agressée, et celle de DSK, qui suggère une relation consentie) figée par une absence de procès pénal, les quatre épisodes reconstituent minutieusement la chronologie des événements.
Tout en la nourrissant de nombreux témoignages, ils y agrègent progressivement d’autres affaires similaires : les accusations d’abus de pouvoir envers Piroska Nagy, la maîtresse de DSK au sein du FMI, en 2008 ; la plainte pour tentative de viol déposée à son encontre par Tristane Banon en 2011 ; et sa mise en examen pour proxénétisme aggravé en bande organisée dans l’affaire du Carlton de Lille en 2012. Ainsi réunies, les pièces du puzzle criminel acquièrent une dimension quasi mythologique (un proche de DSK parle de la « chute d’un aigle »), et instruisent la confrontation inégale entre deux mondes, celui des puissants et celui des opprimées.
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Une structure classique au service d’une restitution de la parole
Si la valeur informative de l’entreprise est indéniable, on regrette qu’elle souscrive à l’arsenal habituel des productions documentaires Netflix, croisement standardisé d’images d’archives, d’habillage fictionnel et d’interviews face caméra soutenu par une musique de blockbuster et soumis à des effets de montage parfois racoleurs (l’un d’eux consistant à faire monter le « suspense » lié à la reconstitution de l’agression de Nafissatou Diallo en la repoussant au fil de tergiversations sur la vie de DSK).
Bien qu’elles soient utilisées à bon escient, les archives sont pour la plupart connues du fait de leur reprise par les journaux et magazines télévisés de l’époque. L’habillage fictionnel, constitué de vues aériennes sur la ville ou de plans stylisés tournés dans les lieux où s’est noué le crime supposé (la chambre d’hôtel, le commissariat, les domiciles de Naffissatou Diallo ou de DSK, dénués de toute présence humaine) semble buter sur la surface d’un réel qu’ils ne peuvent appréhender, réduits à une fonction illustrative. Quant aux entretiens, ils sont saisis dans l’habituel décorum désincarné des documentaires visant le grand public, appartements vides ou bureaux épurés, insituables non-lieux censés mettre en exergue la parole mais qui menacent souvent de l’embaumer.
C’est pourtant à travers les témoignages recueillis que se cristallise tout l’intérêt de Chambre 2806. Ceux des protagonistes successifs de l’affaire (agents de sécurité, flics ou avocats) qui en sédimentent une vue d’ensemble tout en mettant en exergue ses zones d’ombre ; ceux de l’entourage de DSK, qui en dressent un portrait hagiographique et minimisent la gravité de ses actes (quand ils ne les nient pas purement et simplement) ; celui, enfin, de Nafissatou Diallo, rare et courageux, qui expose sa version des faits au risque d’alimenter une vindicte toujours vivace (on l’accuse ici de jouer la comédie et d’être une arnaqueuse motivée par le profit, là de changer sans cesse son récit…). Comme le précise l’un de ses soutiens, les victimes de crimes sont souvent des témoins imparfaits, et on le lui a bien fait payer.
Dépliés à l’ombre d’une parole absente, celle de DSK, qui a refusé toute demande d’interview, les entretiens sont organisés par un montage aux ambitions dialectiques qui frôle l’écueil de « l’objectivité télévisuelle » dénoncé par Godard dans un aphorisme célèbre, mais tente de la désamorcer par une qualité d’écoute accrue accordée aux victimes, dont elle garde les silences et les bouffées d’émotion.
Le traitement de l’affaire et sa portée symbolique
Comme toutes les grandes affaires judiciaires, celle du Sofitel a marqué les esprits par son traitement médiatique et sa portée symbolique, habilement dénoués par la série. À la spectacularisation de la justice américaine (arrestation devant témoins, « marche de la honte » d’un DSK menotté devant les caméras) répond l’indignation d’une bonne partie de la classe politico-médiatique française, plus prompte à s’émouvoir du traitement réservé à son champion qu’à adopter la réserve nécessaire face aux accusations portées à son encontre. De façon générale, la réaction de l’opinion publique prend la forme d’un déni magistral qui oblitère la parole de la victime au profit d’un éventuel « coup monté ». Les adversaires politiques de DSK, quant à eux, se vautrent dans une récupération hâtive des faits au service de leurs ambitions personnelles.
Avec dix ans de recul, la traversée de ce feuilleton tragique, ou de cette tragédie érigée en feuilleton, nous charge de deux sentiments, ou émotions. Tout d’abord, une révolte face à l’impunité des puissants : malgré le profil de prédateur dessiné par la conjonction des affaires successives, DSK, homme de pouvoir et fortuné, défendu par les meilleurs avocats, est n’a jamais été condamné judiciairement et a continué à poursuivre sa vie de nanti certes loin des caméras et de toute ambition politique. Les victimes, quant à elles, restent à jamais marquées par des confrontations qui ont bouleversé leurs existences.
Mais surtout une nausée, nouée au fil des commentaires ahurissants d’un entourage qui dépeint DSK en séducteur et rattache ses comportements à un « libertinage à la française », à deux doigts de la gerbe quand Jack Lang déclare, tout sourire, que « l’amour n’est pas un complot du diable », que les invités d’une émission d’Ardisson ricanent à l’évocation par Tristane Banon de son agression, ou qu’une Claire Chazal en service commandé offre à l’homme politique tout juste blanchi une tribune médiatique taillée sur mesure.
De quoi mesurer l’évolution des mentalités qui s’est jouée depuis l’émergence du mouvement #MeToo, dont les affaires DSK pourraient constituer les prémices, en termes de consentement, de culture du viol et d’appréhension de la parole des victimes, mais aussi d’évaluer l’ampleur du chemin qu’il nous reste à parcourir.
Chambre 2806 : l’affaire DSK, de Jalil Lespert, disponible sur Netflix.
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