Des touristes fascinés par le narcotrafic, les Colombiens en croisent à la pelle. Et encore plus depuis que Netflix diffuse “Narcos”, série star qui met en scène les décennies de narcotrafic qui ont ravagé le pays.
Indéniablement, Narcos est un succès. Entièrement tournée en Colombie, la série produit par Netflix a parié sur un casting, des intrigues et des décors à couper le souffle. L’objectif : aller chercher un public sud-américain encore peu familier de la plateforme états-unienne.
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Or, si la Colombie a bénéficié des emplois créés par la production et du boom touristique qu’a permis ce coup de projecteur en trois, et bientôt quatre, saisons, les Colombiens, eux, ne sont pas franchement convaincus par le programme.
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Une insulte aux victimes des cartels ?
Au centre de cette discorde : Pablo Escobar. Personnage principal de la première et de la deuxième saison, le chef du cartel de Medellin, mort en 1993, y est dépeint comme un bandit charismatique. Robin des bois latin, tombeur de ces dames, dealer au grand cœur, l’homme s’offre une image romancée qui ferait presque oublier que le narcotrafic a fait de très nombreuses victimes et ravagé le pays.
Pour beaucoup, ce traitement est une insulte faite à toutes les victimes des cartels. « C’est surtout les classes moyennes et aisées qui considèrent que la série dresse un portrait trop flatteur du narcotrafiquant », explique Markos Kapsaskis, sociologue colombien basé à Bogota. Mais ce sujet est loin de mettre tout le monde d’accord : « pour les Colombiens issus de classes plus populaires, Escobar conserve souvent l’image d’une sorte de héros national. Une image qui n’est que la continuité de la manière dont il a lui-même su utiliser les médias pour construire son propre mythe ».
Un mythe tenace donc, et difficile à déconstruire. « Clairement, en Colombie il y a un manque d’éducation sur l’histoire récente du pays », explique Diego Malaver, artiste et guide touristique installé à Bogota. « La question des narcotrafiquants reste tabou ici. Moi, j’ai grandi dans les années 1990 et, à l’école, on n’évoquait jamais la question. » Un constat étonnant quand on sait que le pays a été impacté quotidiennement pendant plusieurs décennies.
« Colombia NO es Pablo »
D’une manière générale, nombre de Colombiens sont fatigués de voir leur pays associé presque uniquement au narcotrafic. “C’est frustrant de voir qu’après 30 ans, on continue de vendre au monde cette image stéréotypée, ringarde même, d’un pays dangereux et corrompu, dirigé par les cartels », dénonce Roman Castevet, vingtenaire originaire de Cali.
Sur Facebook, des mouvements comme « Colombia NO es Pablo » (« la Colombie n’est pas Pablo ») s’insurgent contre cette volonté d’essentialiser le pays et tentent de mettre en valeur d’autres aspects de la Colombie. « Nous possédons 10 % de la faune et la flore mondiale, ça serait bien d’en parler parfois », souligne Diego Malaver, excédé d’être surnommé « Don Pablo » lorsqu’il voyage en dehors de l’Amérique latine.
Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. A Medellin, pour l’équivalent de 25 euros, on peut passer quatre heures à visiter les riches propriétés d’Escobar. Sebastián Marroquín, le fils du baron de la drogue, a aussi lancé une marque de vêtements à l’effigie de son père. A San Agustin, dans le sud du pays, les touristes peuvent même participer au « special tour » et fabriquer leur propre cocaïne.
Une manne, donc, qui a le don d’exaspérer une partie des Colombiens. « Narcos, ce n’est que la suite logique, et assez irritante, d’une volonté de capitaliser sur notre histoire », dénonce Markos Kapsaskis. Un phénomène encore plus énervant, selon lui, lorsque ce sont des étrangers qui en profitent.
Héros colombien, accent brésilien
Alors, le fait que Netflix soit une entreprise étrangère a-t-il contribué à créer une distance avec une partie des Colombiens ? « J’observe qu’il y a un côté très patriotique dans ce rejet de Narcos. Le fait que la série soit une production ‘yankee’ a forcément joué. En 2012, la Colombie avait elle-même produit sa propre telenovela sur Escobar ‘El Patron del mal’ (‘Le Patron du mal’) [d’ailleurs elle aussi visible en France sur Netflix, ndlr.] et celle-ci avait reçu un accueil plus positif », répond Olivier Baldacchino, un Français expatrié en Colombie.
Une distance qui s’explique aussi par un parti-pris risqué : celui de donner le rôle des principaux personnages à des étrangers. Ainsi, Wagner Moura, qui joue Pablo Escobar dans les deux premières saisons, est brésilien. Il a appris l’espagnol pour l’occasion. De même, dans la saison 3, les frères Rodriguez, chefs du cartel de Cali, sont joués par un Mexicain, un Vénézuélien et un Argentin. « Tous les Colombiens, qu’ils aient une culture ciné ou non, trouvent qu’un Escobar à l’accent brésilien, c’est improbable. Les chefs des cartels sont issus de régions qui ont une culture, une gestuelle et un accent tellement significatifs qu’il est vraiment étrange de ne pas retrouver ces caractéristiques dans la série », explique Roman Castevet, qui a travaillé pour l’un des prestataires de service de Netflix en Colombie.
Pour lui, le choix est stratégique : “En sélectionnant ses acteurs dans plusieurs pays d’Amérique latine, la production a diversifié ses partenariats financiers et s’est assuré une implantation à long terme dans ces pays ». Et le résultat est clair : « la série donne l’impression d’être destinée aux étrangers, mais pas vraiment aux Colombiens ».
Tournage sous tension
Pendant le tournage, l’équipe n’ignore pas ces ressentiments. Olivier Baldacchino a fait de la figuration dans les deuxième et troisième saisons. Il raconte : “J’ai tourné plusieurs scènes censées se passer dans l’aéroport de Cali. En réalité, le tournage de déroulait à la gare routière de Bogota. La plupart des scènes étaient tournées de nuit, de manière à limiter les conflits avec les passants.”
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Avec la saison 3, des efforts ont été fournis pour sortir des clichés et complexifier le propos. « La saison 3, affranchie du personnage d’Escobar, présente une véritable analyse géopolitique de la Colombie et de l’Amérique latine de l’époque », se réjouit Olivier.
Au cœur de l’intrigue de cette dernière saison, le rôle explicite de la CIA et du gouvernement américain dans la prolifération de la cocaïne dans le monde. Des affaires encore d’actualité y sont aussi pointées du doigt : « La saison 3 se penche par exemple sur le cas des ‘faux positifs’. Il s’agissait d’assassinats de civils perpétrés par les forces armées colombiennes, que l’administration Uribe [président de la République de 2002 à 2010] aurait fait passer pour des Farc [forces armées révolutionnaires de Colombie], de manière à faire gonfler ses chiffres ».
Quant à la saison 4, qui sortira en 2018, elle déménage au Mexique pour se concentrer sur un nouveau mythe : El Chapo. Un répit de courte durée pour les Colombiens, puisque l’année 2018 marque aussi la sortie du film Escobar, réalisé par l’espagnol Fernando Leon de Araona, où le baron de la drogue sera incarné par Javier Bardem, aux côtés de Penelope Cruz.
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