L’une des séries les plus abouties de ces dernières années a tiré sa révérence ce dimanche 28 mai. Les adieux à la famille Roy étaient-ils à la hauteur ? Analyse (avec spoilers).
Il y a huit ans exactement, Mad Men se terminait sur une infime note d’espoir, quand son héros, débarrassé des strates de mensonges qui le constituaient, pouvait enfin penser à demain. Les trois personnages majeurs de Succession – on ne compte plus le patriarche Logan Roy, mort dans ce qui restera le plus bel épisode de cette dernière saison – n’y auront pas eu droit. Kendall, Shiv et Roman ont souffert jusqu’au bout, saisis par des affects ancestraux.
Écrit par le showrunner Jesse Armstrong et réalisé par Mark Mylod, l’épisode final de cette exploration des dynamiques familiales toxiques et du capitalisme zombifié, inspirée de la dynastie Murdoch, a donc déroulé son programme sans accroc. Une déception ? Pas forcément. Disons que la série a éprouvé ses limites, sans vouloir les dissimuler.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Haine filiale
L’enjeu, en surface, était de décider s’il fallait vendre Waystar Royco, le conglomérat familial, au prodige de la tech Lukas Matsson, ou bien le laisser dans les mains des Roy en bloquant le lucratif accord. Mais quel·le Roy pour succéder à son père ? Telle fut la question, la même qu’au tout début de l’histoire. Plusieurs combinaisons se sont succédées au cours de cet épisode d’une durée atypique (90 minutes), une sorte de danse macabre à l’issue inévitablement cruelle, simplement ponctuée par quelques moments plus sentimentaux – la vidéo de Logan, un joli classique des fins de séries. Tom, le mari de Shiv, avait pourtant prévenu : “C’est une marche funèbre familiale.” Pas mieux.
Plusieurs en sont venus aux mains, parfois juste après avoir passé leurs derniers instants apaisés ensemble. C’est là que le talent d’Armstrong et son équipe d’écriture se déploie avec le plus d’acuité : toucher à des extrêmes du comportement humain, un genre d’infantilisation irréparable qui sort du corps et de la bouche sans pouvoir être réprimé.
Portée par la trahison de Shiv, l’ultime discussion entre frères et sœur a offert son lot de haine filiale – on ne dira pas shakespearienne, par sens de la mesure –, personne n’en sortant gagnant. Roman (Kieran Culkin, idéalement ravagé) devra désormais faire face à lui-même, ce qui ne devrait pas se dérouler sans heurts. On le quitte seul dans un bar, contemplant un cocktail. Kendall, lui, remporte sans doute la palme du personnage le plus triste de l’histoire des séries, réduit à convoquer l’enfant de sept ans en lui. Cet enfant qui n’obtiendra jamais ce qu’il veut devra regarder la mer, compter ses dollars, méditer sur l’idée forte qui a structuré sa vie : “Où est la logique ?” Il n’y en a pas, Ken, c’est dur mais c’est ainsi.
Shiv pourrait le contredire en lui expliquant qu’au contraire, la logique existe et elle est implacable : le patriarcat gagnera toujours. En votant finalement “oui” à l’acquisition par Matsson, elle a choisi une forme de prison dorée. Son mari Tom devient le patron de la nouvelle entité, un pur homme de paille. Elle sera cette figure de l’ombre sans réel pouvoir, la femme de paille derrière l’homme de paille, et portera en plus la culpabilité d’avoir fait voler en éclats l’infime espoir d’unité familiale. Quelques minutes plus tôt dans l’épisode, Lukas Matsson expliquait qu’il avait assez envie de coucher avec elle. Rien à faire, Shiv, les hommes sont des porcs, et tu es leur complice. Tu n’as pas le choix.
Jeu de massacre
Le rapport au monde de la série, au bord de la misanthropie, n’est pas forcément le nôtre. On se souvient avoir mis du temps à aimer Succession. Dans sa dernière ligne droite, la pépite de HBO est restée fidèle à elle-même, fascinée par les comportements les plus vils, assumant son identité de drame – on a longtemps glosé sur un fond de comédie, quasiment disparu ici. Elle aura raconté que les hommes et les femmes ne se transforment pas, avec beaucoup de talent mais aussi un certain manque de complexité. Raconter un éternel jeu de massacre entre des personnages un peu idiots était trop tentant. On pensait d’ailleurs plus à Molière qu’à Shakespeare.
Les grandes séries qui se terminent doivent nous apprendre quelque chose sur notre rapport à la fiction. Celle de Jesse Armstrong, sans la grandeur des monuments comme Les Soprano, The Americans ou Friday Night Lights, l’aura fait à sa manière. Elle s’est mise à la hauteur d’une époque redoutable, guerrière, parfois cynique, politiquement féroce. Elle a illustré l’idée que changer le monde – en commençant par soi-même – n’est même plus une utopie que pourrait porter un récit. “Nous ne sommes rien”, a expliqué Roman, orphelin de tout. Une triste perspective contre laquelle il faudra s’employer à lutter.
Succession, épisode final. Disponible sur le Pass Warner via Prime Video.
{"type":"Banniere-Basse"}