Depuis « Friday Night Lights », on a beaucoup vu Kyle Chandler au cinéma – « Super 8 », « Argo », « Le Loup de Wall Street », « Zero Dark Thirty »… – mais pas dans une série. Un manque bientôt comblé avec l’arrivée sur Netflix de « Bloodline ».
Sa voix, ses postures et ses yeux pleins de fièvre résonnent pour tous les amateurs de séries comme une image doudou. L’une des plus fortes qui soient. Pendant les cinq saisons presque parfaites de Friday Night Lights, entre 2006 et 2011, Kyle Chandler a incarné le type le plus droit et néanmoins ambigu de l’histoire récente des séries. Un genre de père idéal, juste assez rock’n’roll, juste assez fou.
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A l’ère des antihéros limite psychopathes – comme celui de Breaking Bad, par exemple –, son personnage de coach d’une équipe de foot américain dans une petite ville du Texas a avancé contre le sens du vent. Eric Taylor figurait un homme de raison. Il parlait vite et fort, mettait beaucoup de lui et de son corps dans chaque instant, chaque geste envers les autres montrait une fascinante aptitude à la vie. Le naturel avec lequel Kyle Chandler lui a prêté ses traits a sans doute beaucoup joué dans le succès de la série, encore peu vue à l’époque de sa diffusion, mais désormais incontournable – si un fan de séries ne vous a pas conseillé Friday Night Lights, c’est soit qu’il n’y connaît rien, soit qu’il vous veut du mal.
Le contraire d’un acteur technique
Ce naturel est peut-être tout ce que Kyle Chandler possède. A bientôt 50 ans, il demeure le contraire d’un acteur technique. C’est souvent très beau. “Partir de soi-même est une bonne base. Je n’ai jamais eu à me séparer de moi pour faire exister un personnage.” Il prononce ces quelques mots étendu sur un canapé d’hôtel de luxe à Londres, écrasé par le décalage horaire. Il accompagne lascivement une nouvelle série, sa première depuis l’arrêt de FNL, si l’on excepte un pilote recalé par Showtime en 2013.
Sous le soleil des îles Keys en Floride, Bloodline (par les créateurs de Damages) raconte l’histoire d’une famille perturbée par le retour de l’un des fils, un mouton noir qui met le bordel partout où il respire. Evidemment, Kyle Chandler joue un autre fils, celui qui redresse les situations tendues. Mais quelques indices laissent augurer une mutation du modèle car lui aussi semble capable de déraper.
“Cette série m’emmène dans des terres que je n’ai jamais fréquentées. Pour incarner cet homme qui rouvre de vieilles blessures, je suis forcé de fouiller dans mon propre passé et de mettre en scène mes mensonges à l’écran. Ce n’est pas si douloureux, c’est une épreuve de vérité.”
Chandler prend comme exemple le tournage d’une scène face à Sam Shepard (le patriarche dans Bloodline) qu’il a dû refaire un nombre important de fois, jusqu’à trouver la solution en apercevant bien malgré lui des flashes de son propre père, mort quand il avait 14 ans.
Une période violente
C’est sa manière de parler de lui, avec un phrasé direct et familier, sans emphase. Son parcours l’autoriserait pourtant à tirer les fils du mélo. Après le décès de son père, ce garçon né à Buffalo, mais élevé dans l’Illinois puis en Géorgie, a traversé une période violente. “Je ne suis pas un mauvais mec, pourtant j’ai fait quelques conneries”, dit-il en paraphrasant étrangement l’accroche promo de Bloodline. Conduite en état d’ivresse, voitures encastrées, arrestations en tout genre… “J’aurais dû mourir dix fois.” Il est pourtant resté en vie, jusqu’à croiser des personnes avisées.
“J’étais à la fac, un soir, avec ma copine. On a taxé une clope à d’autres étudiants qui m’ont conseillé de tenter ma chance dans une pièce à l’université de Géorgie. J’ai obtenu un rôle et décidé de devenir acteur en entendant les applaudissements. Les gens avaient l’air d’aimer ce que je faisais. Comme je n’avais aucune idée de ce qu’allait devenir ma vie, j’ai choisi ça.”
Il met les voiles pour la Californie…
Quelques mois plus tard, la chaîne ABC le repère lors d’un casting géant et lui propose un contrat. Il met les voiles pour la Californie. “Le 15 janvier 1989, j’ai pris un avion Eastern Airlines avec mon pote Trent. On m’avait offert un billet en première classe, mais j’ai pris deux places en éco pour être avec lui. On a fumé des cigarettes et bu du whisky pendant tout le vol. Et on est arrivé à Los Angeles.” Il est souvent question de fumer et de boire dans les grands moments de la vie de Kyle Chandler. En 2006, quand Peter Berg lui a offert le rôle de coach Taylor dans Friday Night Lights, l’acteur rentrait d’une énorme virée. “Je n’étais pas rasé, j’avais fumé une vingtaine de cigares et ma dernière douche datait un peu. Berg m’a regardé et a dit : ‘Je veux exactement ça.’”
En se redressant de son canapé, Kyle Chandler sourit : “Si moi je peux y arriver, tout le monde peut y arriver”. Comment y croire ? Bien sûr, il n’a pas vraiment pris de cours. De plus en plus courtisé par le cinéma (Super 8, Zero Dark Thirty, Argo, Le Loup de Wall Street notamment), il fait partie de ces acteurs choisis pour ce qu’ils sont et n’ont pas les atours d’un caméléon. Mais quelques principes très ancrés structurent son approche du jeu. “Que ce soit dans FNL ou dans Bloodline, j’aime qu’on me laisse donner une certaine orientation aux dialogues. Pour moi, les acteurs de série sont propriétaires de leurs personnages.” Tous les scénaristes avec lesquels il a travaillé en témoignent, il demande souvent à couper des blocs de dialogue pour s’exprimer “par le regard”.
… mais tourne presque systématique loin d’Hollywood
Sur les plateaux, qu’il aime “détendus”, Kyle Chandler discute avec tout le monde, refuse de s’isoler dans sa loge, traîne, pose des questions aux techniciens sur leur vie. “Je leur demande comment ils réagiraient à telle ou telle situation. J’apprends toujours quelque chose pour la scène qui vient.” Quand on l’interroge sur son choix presque systématique de tourner loin d’Hollywood – Texas, Floride –, il n’évoque pas le hasard. “On pourrait rester à Los Angeles et faire la même chose en studio. Mais ce serait comme s’il manquait un personnage. Et un acteur a besoin de bons personnages autour de lui. N’importe quel comédien, dans un studio de la Warner à Los Angeles qui reproduit la Floride, ne sera pas aussi bon. Je préfère payer le prix de l’éloignement par rapport à ma famille pour faire mon travail correctement.”
Durant les premiers mois de tournage de Friday Night Lights, Kyle Chandler organisait régulièrement des barbecues dans sa maison de location d’Austin. Autant de répétitions aux scènes collectives fulgurantes de la série, sous le soleil bluesy du Texas. Il a fini par s’installer dans la ville à la fin des années 2000 et y réside toujours. Est-ce pour sentir les odeurs qui l’auront marqué à vie ? Quand il raconte quelques moments liés à FNL, la sensation de présent reste très forte. “Je me souviens du moment où j’ai compris comment jouer le coach grâce à Peter Berg (réalisateur du film original et créateur de la série). C’était dans un gymnase. Il y avait pas mal de jeunes mecs, des joueurs de foot américain qui passaient le casting pour être figurants. C’était une ambiance masculine, pleine de testostérone. Peter me lance : ‘Tu peux dire rapidement à ces gars de se taire et de se mettre en ligne contre le mur ?’ J’y suis allé, certains m’ont écouté, d’autres non. Berg me dit d’y retourner et là, je les insulte, je leur bouge vraiment les fesses. Et ça marche ! Je suis entré dans la peau du coach.”
Les fameux speeches de mister Taylor ne se limitaient évidemment pas à des hurlements. Son personnage, d’une ampleur rare, dépassait de beaucoup le cadre vaguement militaire parfois associé au sport. “C’est toute la série qui a marqué les gens, pas seulement le coach. Moi, j’étais juste aussi bon que pouvait l’être Connie Britton (interprète de son épouse Tami). Elle était fantastique et c’est peu de le dire. Le plus fun dans tout ça était de jouer avec elle. Je ne sais pas si c’était perceptible, mais on s’est tellement marrés, dans une atmosphère d’improvisation permanente. Elle pouvait me balancer dans une scène que j’étais un idiot et ça marchait toujours…” Ensemble, coach Taylor et sa femme ont dessiné une trajectoire désirable et puissante, une entité fictionnelle totalement indépendante, au-dessus des contingences et des lois. Ils formaient le plus beau couple du monde. Ils nous manquent.
Olivier Joyard
Bloodline saison 1, à partir du 20 mars sur Netflix
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