Où était passé Aziz Ansari, le brillant créateur et acteur de la série semi-autobiographique Master of None? Il était tout simplement parti se changer les idées de par le monde. Le revoici avec une deuxième saison pour laquelle il s’est fixé comme limite… de ne pas en avoir. Rencontre à Paris.
Début 2016, la merveilleuse première saison de Master of None était en train de cartonner, offrant à Aziz Ansari un statut tout neuf. Jusqu’alors comique de stand-up principalement connu aux Etats-Unis et l’un des premiers rôles, bluffant, dans la sitcom Parks and Recreation, il trouvait son eldorado créatif et personnel avec cette comédie de mœurs largement inspirée de son expérience de trentenaire new-yorkais d’origine indienne.
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Mais au lieu de savourer sa gloire, le garçon a préféré partir tout seul très loin – en cause, une rupture, selon certains journaux US. Retardant la mise en production d’une deuxième saison (“J’ai eu envie de vivre un peu”, a-t-il expliqué), Aziz Ansari a quitté New York et s’est mis en tête d’apprendre à fabriquer… des pâtes, en Italie. Installé à Modène, il a travaillé dans divers restaurants, dont la très célèbre Osteria Francescana du chef Massimo Bottura.
La guérison par les lasagnes faites à la main et les raviolis épinard ricotta semble avoir été efficace. “J’avais besoin de me laver la tête, explique le jeune homme, calé dans une suite de palace parisien. J’ai pris la décision de partir apprendre l’italien et les techniques culinaires qui me font rêver car je suis un foodie dans l’âme. Je ne connaissais personne sur place et personne ne savait qui j’étais…”
“Parfois, les filles du restaurant me demandaient juste ‘Eh, pourquoi t’as deux millions de followers sur Instagram ?!’ Je répondais à côté : ‘Euh, je sais pas’… Là, je viens de passer deux mois au Japon, et maintenant je suis en France pour plusieurs semaines. J’écris, je regarde comment les gens vivent. J’ai failli prendre des leçons de français au Japon pour me préparer, mais c’était trop ambitieux !”
Une vibe contemporaine et générationnelle
En plus d’augmenter ses miles sur les cartes de fidélité de compagnies aériennes et d’écumer les bars à vin naturel de la planète, Aziz Ansari a tout de même passé les douze derniers mois à penser, écrire et tourner la saison 2 de Master of None, avec son pote et partenaire créatif Alan Yang. Soit dix épisodes bien tassés et ultra attendus, dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils prennent une direction souvent surprenante.
La première saison racontait avec délicatesse les aventures de Dev, incarnation simultanée du cool et de l’inquiétude, double à peine masqué d’Aziz Ansari. Celui-ci essayait de survivre dans la jungle affective de Big Apple où l’amour s’apprend rendez-vous après rendez-vous, ghosting après ghosting.
https://youtu.be/G1jnJjte1F4
Une vibe contemporaine et générationnelle traversait déjà la série, chaque épisode racontant une suite de microévénements reliés entre eux par la personnalité sobrement mélancolique du héros, un homme sans qualités qui apprend à cerner son désir dans un monde fuyant.
Une manière de regarder passer la vie sans vraiment savoir comment la saisir, avec pour toile de fond la difficulté d’aimer sincèrement et de se caser durablement à l’ère des sollicitations numériques. Aziz Ansari a d’ailleurs écrit un livre sur le sujet avec le sociologue Eric Klinenberg, tout juste traduit en français : Modern Romance.
Une saison 2 faite de zigzags incessants
Cette saison suit la même courbe autofictionnelle de la lose. Ansari joue avec sa bouille bienveillante à prendre le spectateur à rebours. Il fait entrer dans la chronique d’un quotidien assez nonchalant quelques douleurs brutales, mais en transformant d’emblée le paysage, puisque les deux premiers épisodes se déroulent à Modène – là où il s’est réfugié dans la vraie vie…
https://youtu.be/tGE-Mw-Yjsk
Le premier, inspiré du Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica (1948), a été tourné en noir et blanc. “La saison inaugurale parlait d’un type qui ne sait pas vraiment ce qu’il veut, commente Ansari. La deuxième montre ce qu’il est capable d’avoir… Je n’ai pas voulu me fixer de limites pour raconter cette chose très simple. L’avantage d’une saison 2, c’est qu’on sait ce qui marche. Durant la précédente, mes épisodes préférés étaient celui avec les parents, joués par ma vraie famille, et un autre assez expérimental qui ne se déroulait qu’à l’heure du réveil, le matin.”
“Nous voulions que cette fois, chaque épisode soit spécial. C’est pourquoi on commence avec une virée en Italie, avant de revenir en Amérique avec un récit centré sur la religion et mon rapport à l’islam. Avant, la structure était la même : il arrivait quelque chose à Dev, il en parlait à ses amis qui lui donnaient un conseil et on débouchait sur une résolution. Le mot d’ordre a été de ne plus jamais refaire ça. On a tourné chaque épisode comme si c’était le dernier.”
Faite de zigzags incessants, Master of None propose des tonalités et des durées très diverses, signe d’un détachement par rapport aux contraintes habituelles du format sériel. L’épisode le plus court dure vingt minutes, le plus long près d’une heure. Ansari se permet tout, y compris de réenvisager la tradition US de Thanksgiving du point de vue de l’amie d’enfance lesbienne du héros.”
« Je ne pensais pas devenir acteur”
Il prend même le risque d’écarter son personnage en cours de route (surtout dans l’épisode 6, à la fois fascinant et un peu artificiel) pour mieux y revenir ensuite. Car c’est avec les manques sentimentaux de Dev qu’Ansari est le meilleur. Il développe sa vision amère de l’amour, personnifiée ici par une jeune femme, émouvante et inaccessible, qui donne à la saison ses sommets – grandioses épisodes 5 et 9, précipités de comédie romantique sans équivalents aujourd’hui, sauf peut-être dans Love, sa lointaine cousine.
Ansari est un maître des sentiments fulgurants qui n’était pourtant pas destiné à faire rire et pleurer à la fois. Il n’avait encore aucune idée de sa vocation comique il y a une douzaine d’années. Sortant de sa province de Caroline du Sud, où ses parents ont émigré d’Inde dans les eighties, il traînait à la prestigieuse université new-yorkaise NYU avec l’ambition de devenir homme d’affaires.
“Durant l’été de ma première année, j’ai commencé le stand-up. Pendant la deuxième, j’ai réfléchi à mon envie de comédie. Je ne pensais pas devenir acteur mais les choses ont avancé. Parfois, je regrette de n’avoir pas pris de cours, mais j’aime bien mon côté amateur.”
De Funny People à Séries Mania
Casté par Judd Apatow pour le génial Funny People (2009), Aziz Ansari a imposé depuis une personnalité comique fondée sur une certaine bienveillance, que lui-même cherche à définir. “Je dirais que j’aime l’humour ancré dans la réalité et la simplicité. Dans Parks and Recreation, les vannes s’enchaînaient hyper vite. Alan et moi voulions une série plus mature, fondée sur des conversations où l’obligation de la blague est moins présente, avec un ton naturaliste dans les dialogues. C’est ce que j’aime depuis toujours.”
“La première saison de Master of None était vraiment inspirée par le cinéma des années 1970, celui de Woody Allen ou Hal Ashby. Cette saison, j’ai regardé beaucoup de cinéma italien, y compris Antonioni. Dans La Nuit, les personnages ont les mêmes doutes que dans Master of None ! Je me suis aussi dit cela en voyant récemment Printemps tardif du Japonais Ozu. Ce film est un chef-d’œuvre inatteignable, mais il parle aussi de la cruauté de l’amour, comment il devient un enjeu de vie et de mort… J’espère que ma série retravaille ces thèmes pour aujourd’hui.”
La veille du premier tour de l’élection présidentielle, au festival Séries Mania, le trublion a lancé au public : “Je me suis dit que j’allais passer un peu de temps à Paris, tant que les gens marrons ont encore le droit d’être là.” Derrière son sens de la punchline inné se dévoile une conscience de son rôle dans une époque de discriminations et de haine.
Pas étonnant, dès lors, qu’Ansari ait été choisi par la mythique émission comique Saturday Night Live pour introduire le show au lendemain de l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, le 21 janvier. Pendant une dizaine de minutes, celui qui parsème sa série de réflexions féministes et de dénonciations du racisme, a prévenu l’Amérique repliée sur elle-même : “Beyoncé ne bougera pas d’ici et moi non plus.”
https://youtu.be/K9LQ0U7PQcA
Message reçu et approuvé. Sous ses airs de clown triste se dessine un formaliste radical – sa série est l’une des deux ou trois plus innovantes aujourd’hui – et un commentateur acéré du bordel contemporain. “Parfois, j’ai l’impression d’un grand trou noir dénué de sens, à part la colère. On a l’impression de regarder du catch ou des feuilletons un peu cheap.” Ce qu’Aziz Ansari oublie de dire, c’est qu’avec lui, le monde devient plus doux.
Série Master of None saison 2, le 12 mai, Netflix
Livre Modern Romance (Hauteville), 288 pages, 16,90 €, en librairie le 17 mai
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