A l’origine du chef-d’œuvre Fleabag, il y avait le spectacle éponyme de Phoebe Waller-Bridge. Jusque-là réservé au théâtre, il a enfin été mis en ligne. Une petite astuce permet enfin d’y accéder en France. Fascinant, il se regarde comme l’archéologie de l’icône d’un regard féminin contemporain.
Elle apparaît sur un petit podium carré, habillée du pull bordeaux et du jean sombre qu’on lui connaît parce qu’on a vu et revu sa série. Elle s’assoit sur une chaise rouge toute simple, essoufflée et déjà captivante. Le mélange d’arrogance et de douleur dont est capable Phoebe Waller-Bridge est inscrit dans la mise en scène minimale de son ami Vicky Jones. Elle sera l’unique point d’attention pendant 1h18.
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Un regard, un corps, des mots. Jusqu’à présent, quelques privilégié.e.s avaient pu voir le « seul en scène » Fleabag, pièce créée à Edimbourg en 2013 pour un festival, avant que sa version télé destinée à la chaîne BBC3 ne devienne le hit mondial que l’on connaît. L’année dernière, le spectacle avait été repris à New York puis au Wyndham’s Theatre de Londres pour d’ultimes représentations devant un public de fans conquis.es. C’est à cette occasion qu’a eu lieu une captation sobre. A l’anglaise. Deux valeurs de plans sont principalement utilisées, sans esbroufe inutile.
Le secret pour accéder au spectacle depuis la France
Au regard de la pandémie qui sévit durement, une petite vidéo de présentation enregistrée par Phoebe Waller-Bridge annonçait il y a quelques jours la très bonne nouvelle. Pour un minimum de 4 livres sterling, il est maintenant possible de regarder Fleabag depuis son canapé de solitude, tandis que les recettes sont reversées à des organismes luttant contre la maladie et ses conséquences. Une version accompagnée de sous-titres destinée au public international doit voir le jour le 10 avril. Il suffit, pour accéder au Graal, de s’inscrire sur le site sohotheaterondemand.com et d’entrer un code postal made in England. Une location pour 48h s’enclenche. Le service va durer pendant trois semaines.
Le petit jeu des différences
C’est un drôle d’effet retard que procure le visionnage de la pièce aujourd’hui. On la regarde parce qu’on a vu la série, tout en sachant qu’il s’agit d’observer les racines théâtrales d’un chef-d’œuvre. L’histoire, qui est celle de la première saison, ne réserve donc que très peu de surprises, même si jouer au jeu des différences peut se révéler tentant – celles et ceux qui se sont procurés le texte original de la pièce, publié il y a plusieurs années en Angleterre (mais toujours pas en traduction française) sont déjà passé.e.s par là.
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L’entrée en matière, par exemple, n’est pas la même. La célèbre scène de sodomie qui ouvre la série arrive dans toute sa crudité vers le milieu du spectacle. Le monologue sur l’obsession sexuelle sans plaisir, l’un des moments le plus forts du texte, surgit presque au début et s’épaissit considérablement. Bizarrement, il est encore plus question de cochon d’Inde, notamment dans une scène très dure vers la fin du spectacle… Le monde extérieur est quasi absent, si ce n’est à travers quelques sons et une poignée de voix qui s’adressent à l’héroïne, notamment celle de l’homme qui lui fait passer un entretien d’embauche. La sœur de Fleabag est seulement esquissée, sans parler de sa belle-mère dont il est tout juste question.
Une leçon de narration
En adaptation son travail pour la télé, Phoebe-Waller Bridge a donc notoirement étendu le spectre des autres personnages féminins. Voir Fleabag-la-pièce en pensant à Fleabag-la-série, c’est finalement prendre une leçon de narration, pister à droite et à gauche les traces d’une transformation et d’une créativité en mouvement.
Que se passe-t-il quand on plonge dans la pièce presque comme si nous prenions ces mots en pleine figure sans les connaître ? Il faut d’abord un peu de temps pour que l’oubli de la série survienne, sans doute la moitié du spectacle. Et puis, une forme d’évidence se dessine derrière cette belle amnésie. La pièce se présente aujourd’hui à nous avec la force d’une archive, comme si nous assistions à l’archéologie de Phoebe Waller-Bridge et d’une manière de voir le monde. L’effet serait sans doute encore plus puissant devant les premières versions de la pièce, quand l’intéressée n’était encore qu’un espoir du théâtre anglais et une autrice comédienne dans la dèche. Il n’empêche : l’incarnation théâtrale dans ce qu’elle a de nu et de frontal donne le sentiment de voir naître une parole.
L’icône d’un regard féminin contemporain
Dans la série, l’héroïne s’adresse directement nous à travers des apartés face caméra, une stylisation naturelle dans le spectacle où l’adresse au public fait partie du jeu et n’est pas autant soulignée. L’émotion vient de la sensation de mots qui s’inventent et qui coulent, comme pour la première fois. On comprend que tous les thèmes de la pièce, que ce soit la sexualité, le féminisme, la honte ou la mélancolie, sont nés de l’intériorité d’une femme que l’époque a ensuite rattrapée. Fleabag/Phoebe est devenue pertinente aux yeux du monde, elle est même devenue l’icône d’un regard féminin contemporain. Mais son premier cri n’avait pas d’autre destination qu’elle-même. Cela en fait tout le prix.
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