À la fois fascinante et glaçante, la figure du serial killer est omniprésente sur le petit écran. Tour d’horizon des séries qui s’en sont emparées avec le plus de finesse et d’intelligence.
Mises en scène macabres et meurtres sans mobile, flics déboussolés et assassins évanescents… Théoriquement dégrossie dans les années 70, la figure du serial killer a colonisé l’imaginaire télévisuel jusqu’à atteindre un degré de saturation un peu asphyxiant – n’a-t-on pas vu assez de tueurs (majoritairement) blancs dépecer (majoritairement) des jeunes femmes ? – et s’inscrit sur une pente glissante qui l’érige parfois en objet de fantasmes.
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Balisée par la récurrence de certains clichés, souvent pénibles (esthétisation gratuite des crimes ou raccourcis psychologiques du style « c’est la faute de la maman »), parfois peu pertinents, la série de tueurs… en série repose généralement sur une dialectique entre fascination et répulsion, chez les personnages qu’elles mettent en scène comme chez le spectateur. Cette fascination trouble aux airs d’attrait pour les gouffres pourrait trouver deux origines inconscientes : placé face aux agissements de ces tueurs sanguinaires, le spectateur appréhende sa propre capacité monstrueuse tout en se rassurant de la savoir sous contrôle.
Petit classement, subjectif et non exhaustif, des séries de serial killers qui nous ont le plus marqués.
1) Dexter (2006 – 2013) : le tueur qu’on aimait
Une barbe rasée jusqu’à la goutte de sang, un œuf brisé comme un crâne et une orange dégorgeant sa pulpe écarlate… La « morning routine » la plus célèbre de l’histoire de la télévision est celle d’un serial killer. Première série suivie avec assiduité par l’auteur de ces lignes (ce qui explique peut-être sa place dans le classement), Dexter exposait dès son générique ses ambitions narratives : déployer l’horreur criminelle dans les replis d’une existence « normale » et affronter la fascination trouble pour les serial killers en induisant une proximité intime entre le personnage et ses spectateurs.
Victime d’un traumatisme durant son enfance et incapable de ressentir la moindre émotion, Dexter Morgan (Michael C. Hall, inoubliable David de Six Feet Under) a appris à canaliser ses pulsions meurtrières selon un protocole strict : il ne tue « que » des criminels qui ont échappé à la justice, et efface méticuleusement les traces de ses forfaits. Expert en médecine légale pour la police de Miami, ce tueur arbore un masque aussi doux que serviable après de ses collègues, de ses amis, de ses compagnes et de sa sœur.
La force perverse de la série réside dans sa capacité à nous faire aimer le personnage envers en contre tout en remettant constamment en question sa nature profonde : et si son « passager noir » pouvait être vaincu pour ne laisser subsister que la part de lumière ? Les saisons successives sont dès lors sous-tendues par deux questions nourries de crainte et d’excitation : quand est-ce que Dexter se fera attraper, et jusqu’à quel point restera-t-on de son côté ?
Après trois saisons solides, Dexter affrontait son némésis, le tueur en série Trinité, dans un quatrième chapitre aussi captivant que glaçant. La série ne s’est jamais vraiment remise de cet affrontement au sommet, enchaînant les intrigues mal ficelées jusqu’à un final amer. Mais le regard de son antihéros, aussi bouleversant que glaçant, nous hante encore.
2) Mindhunter (depuis 2017) : à la source du mal
Criminels psychopathes, monomaniaques sexuels, tueurs séquentiels… L’Histoire a toujours été sillonnée par des tueurs en série, mais leur appréhension reste soumise à la définition même de cette notion. C’est en tout cas l’intuition d’Holden Ford et Bill Tench, personnages principaux de Mindhunter inspirés des agents réels John Douglas et Robert Ressler. Contre la doctrine dominante d’un FBI toujours structuré selon la pensée conservatrice de son fondateur J. Edgar Hoover, les deux hommes, avec l’aide de la psychologue Wendy Carr, vont jeter les bases du profilage criminel à la fin des années 70.
Construite autour d’entretiens avec des criminels incarcérés, la série accompagne avec une minutie envoûtante ce réajustement de l’angle de vue porté sur les tueurs en série : troquer la recherche du mobile contre une étude du mode opératoire et une analyse psychologique et comportementale. Connaître la folie pour l’anticiper, explorer le gouffre pour le cartographier. Réalisée en partie par David Fincher, Mindhunter trouve sa place dans l’œuvre du cinéaste en prolongeant son entreprise de dissection des figures masculines ambiguës mais aussi sa fascination pour les professionnels (journalistes, flics, agents…) obsessionnels, rongés par leur quête jusqu’aux limites de la folie.
3) Hannibal (2013 – 2015) : d’un sadisme raffiné
Qu’est-ce qui différencie un steak humain d’un bout de viande ? Pas grand-chose, répondrait Hannibal Lecter, si ce n’est la subtilité gustative du premier. Immortalisé au cinéma par Anthony Hopkins (Le Silence des agneaux, Hannibal et Dragon rouge), le cannibale a trouvé sur le petit écran et sous les traits de Mads Mikkelsen une incarnation tout aussi magnétique. Créée par Bryan Fuller (Star Trek, American Gods) d’après les romans de Thomas Harris, la série confronte Will Graham, professeur en criminologie mentalement instable, au célèbre tueur en série, dissimulé derrière son masque de psychiatre.
Au fil d’un jeu du chat et de la souris flirtant avec une fascination queer et se superposant à la traque d’autres meurtriers, les deux personnages se révèlent en miroirs plus empathiques que prévu. Si sa figure de tueur raffiné, féru de musique classique et de cuisine délicate, a poussé la série vers une esthétisation de la violence parfois problématique, on en retient surtout sa manière baroque de lier le crime à l’art, axe récurrent dans l’étude des tueurs en série (la notion de « signature ») et leur digestion par la culture populaire. Annulée après une troisième saison moins réussie, Hannibal a laissé ses figures flottant entre deux eaux, tant géographiques que morales, mais continue d’infuser l’imaginaire télévisuel.
4) True Detective (2014 – 2019) : l’Amérique en miroir
On se souvient encore du frisson qui a agité les cercles sériephiles (et au-delà) lors de la diffusion, au rythme savoureux d’un épisode par semaine, de la première saison de True Detective. Écrite par Nic Pizzolatto et mise en scène par Cary Fukunaga (actuellement à la tâche sur le prochain James Bond), la série allie une approche du récit héritée des polars scandinaves à une tradition littéraire purement américaine, ancrée dans un sud profond et poisseux (ici la Louisiane). En résulte une enquête de haute tenue narrative et esthétique, celle que deux flics cabossés, Rust Cohle (Matthew McConaughey) et Martin Hart (Woody Harrelson), mènent pendant plus de dix ans sur une série de meurtres sataniques et pédophiles.
Complexe, tortueux et souvent déceptif, le récit de True Detective, magnétisé par son tueur insaisissable, n’envisage pas tant l’étude de ce dernier que le portrait en miroir des deux hommes qui le cherchent, hantés par leurs propres démons. À travers leurs trajectoires s’esquisse aussi la vision d’une Amérique des marges, délaissée et rongée par un mal aux racines profondes dont les meurtres ne constitueraient qu’un des symptômes. Du reste, on pourra reprocher à True Detective son esprit de sérieux et sa tendance à la pontification, et goûter avec moins d’appétit aux saisons suivantes : l’une, envoûtante mais confuse, sillonnant les banlieues anonymes de Los Angeles, l’autre, appliquée mais sans surprise, transposant l’esprit de la première en Arkansas.
5) Killing Eve (depuis 2018) : la chatte et la souris
Créée par la géniale Phoebe Waller-Bridge (Fleabag), Killing Eve reprend à son compte la structure classique de la traque qui se transforme en jeu du chat et de la souris ambiguë en en féminisant les figures. D’un côté, Villanelle (Jodie Comer), tueuse à gages aussi sanguinaire que fantasque, fascine par sa manière d’échapper à toute tentative d’appréhension psychologique. De l’autre, Eve Polastri (Sandra Oh), agente des services de renseignement enlisée dans un mariage ronflant, développe pour sa proie une obsession qui dépasse le cadre professionnel.
Dégager la figure du (de la) tueur.se en série des clichés dans lesquels il/elle est enserré.e, dynamiter les conventions narratives du récit d’espionnage international en lui imprimant des déraillements imprévisibles, imprimer les épisodes d’un humour noir féroce et d’un féminisme ébouriffant… Killing Eve a fait l’effet d’une petite bombe mais s’est un peu dégonflée dans une deuxième saison moins inventive, souffrant probablement du départ de sa créatrice vers d’autres horizons créatifs.
6) Bates Motel (2013 – 2017) : la fabrication d’un tueur
Que se passait-il dans le motel et la maison des Bates avant l’arrivée de Marion Crane un soir d’orage, avant la douche fatale, avant le couteau ? Comment maman a-t-elle fini momifiée dans la cave ? Créée par Carlton Cuse, l’un des showrunners de Lost, Bates Motel repose sur un pari risqué, celui d’investir les zones d’ombre du Psychose d’Alfred Hitchcock pour mettre en lumière sa violence suggérée et déplier la trajectoire du tueur interprété par Anthony Perkins. Soit, quelque part, de lier la fabrication du tueur en série à la construction de son image cinématographique.
https://youtu.be/bMWyYtz0AaA
Fonctionnant comme un préquel, la série accompagne Norma (Vera Farminga) et Norman Bates (Freddie Highmore, qui a depuis endossé le rôle principal de The Good Doctor) depuis leur emménagement dans la sinistre demeure jusqu’à l’issue (forcément tragique) de leurs trajectoires meurtrières. Si la relation toxique qui les unit et les ressorts psychologiques du basculement de Norman vers la folie ne sont pas toujours traités avec subtilité, on est charmés par l’aspect hybride des épisodes, qui empruntent autant aux codes du thriller psychologique qu’à ceux de l’horreur ou du drame adolescent. Et si la fin de l’histoire est a priori connue, elle s’offre ici quelques déraillements aussi imprévisibles que réjouissants.
7) The Alienist (2018) : profilage vintage
New York, fin du XIXème siècle. Lorsque plusieurs cadavres d’enfants dépecés selon un rituel précis sont retrouvés dans les rues, le spécialiste des maladies mentales Laszlo Kreizler, le dessinateur de presse John Moore et la policière féministe Sara Howard allient leurs talents pour stopper les agissements du tueur. Eu égard à son absence apparente de mobile rationnel et au mode opératoire de ses crimes, ils tentent de l’appréhender par une approche psychologique inédite : et s’il fallait penser et ressentir comme le tueur pour le comprendre et l’attraper ?
Sorte de proto Mindhunter tissée dans les bas-fonds crasseux du New York de The Knick, The Alienist, adaptée du roman de Caleb Carr, séduit par la précision de sa reconstitution historique, la dynamique de son improbable trio et son casting impeccable, mais peine à se démarquer de ses multiples influences pour rester vraiment inoubliable.
8) You (depuis 2018) : une fascination problématique
Quand Beck, étudiante en littérature, entre dans la librairie de Joe, ce dernier, persuadé qu’ils sont faits l’un pour l’autre, entreprend de faire tomber tous les obstacles qui se dressent contre leur amour… quitte à agir comme un véritable psychopathe. Le projet qui sous-tend You est à l’origine plutôt intriguant : décliner méthodiquement les clichées de la love story classique pour en révéler l’envers potentiellement abusif en doublant sa figure de prince charmant d’un inquiétant stalker. Du premier baiser à la première dispute s’esquisse une relation à sens unique dans laquelle Beck, manipulée par son amant, quitte le statut de sujet de la romance pour ne demeurer qu’objet de ses désirs troubles.
Mais la série, desservie par une mise en scène peu inspirée, se révèle problématique dans sa façon de cultiver la fascination pour son personnage masculin toxique en lui trouvant systématiquement des excuses ou des circonstances atténuantes, et sa tendance à culpabiliser son personnage féminin.
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