Cette série en six épisodes, déploie un monde fictionnel interactif laissant le choix de la perspective au spectateur. Une approche singulière, hybride et dense.
Le métamorphique Steven Soderbergh, cas unique à Hollywood et dans le reste du monde, se complexifie avec les années. On a un temps imaginé le garçon en héraut du cinéma d’auteur première classe (lors de sa Palme d’or au Festival de Cannes pour Sexe, mensonges et vidéo en 1989), avant de le voir en inventeur du blockbuster cool (Ocean’s Eleven et ses suites, dans les années 2000), puis de l’accompagner au moment où il détournait le regard du cinéma pour s’imposer en créateur de séries.
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The Knick, son drame sanguinolent et planant dans un hosto pré-antibiotiques de New York, a connu deux saisons plutôt mémorables avec Clive Owen en chirurgien accro à la cocaïne. Revenu au cinéma l’année dernière avec Logan Lucky, déclaration d’amour à ses acteurs (Channing Tatum et Adam Driver, notamment) et joli bras d’honneur au système ultralibéral contemporain, Soderbergh s’emploie maintenant à brouiller toutes les pistes à plein temps, au point de se vivre comme une sorte d’ingénieur en recherche et développement des images contemporaines.
Une appui avant de devenir une série
2018 lui ressemble déjà – ou c’est peut-être lui qui ressemble à 2018 –, d’autant que le quinqua (54 ans mais une vie professionnelle plus longue que la plupart de ses collègues) surgit déjà avec un nouveau projet maousse. Mosaic est un monde en soi.
Avant d’être une série en six épisodes diffusée de manière classique ce mois de janvier, le projet a débuté à l’automne (aux Etats-Unis seulement) sous forme d’application ouvrant les portes d’un monde fictionnel interactif, la spectatrice ou le spectateur pouvant s’y promener et choisir le point de vue de divers personnages au fil d’un récit plutôt simple et banal – la résolution d’un meurtre dans les paysages glaciaux et majestueux d’une ville de l’Utah –, tout en furetant parmi documents, e-mails et articles de presse sur l’affaire.
L’ensemble dure environ sept heures et demie, soit une heure et trente minutes de plus que la série. Soderbergh lui-même, en théoricien malin de son propre travail, a semblé réticent à en définir la nature, expliquant au site The Verge cet automne : “Ce n’est pas une série et ce n’est pas un film. C’est quelque chose d’autre.”
Un principe de fragmentation enchâssant les points de vue
Plus tard, il a même cru bon d’ajouter, à propos de cette appli d’un genre nouveau, qu’il ne fallait pas la confondre avec un jeu vidéo. Construction hybride et impure entre divers régimes d’images, Mosaic l’application appartient de plain-pied à ce que Patrice Blouin appelle dans son essai récent – Les Champs de l’audiovisuel (Editions MF, 208 pages, 16 €) – la “sphère audiovisuelle”.
“Je voulais un univers fixe, a détaillé Soderbergh auprès de Vulture.com. Les choix de celles et ceux qui regardent ne transforment pas les décisions ni le parcours des personnages. Mais par contre, j’avais envie que chacun.e puisse décider de la perspective à travers laquelle il ou elle fait l’expérience des moments décisifs. (…) Je garde assez de contrôle sur la narration, mais dans le même temps, je plonge de manière profonde dans une forme de fragmentation, comme je n’avais jamais pu le faire auparavant.”
Dans sa version série – délimitée par un début, un milieu et une fin –, Mosaic reprend le principe de fragmentation en enchâssant de manière parfois vertigineuse les points de vue. “Tout est une question d’angle, n’est-ce pas…” C’est ce qu’explique une jeune femme à un interlocuteur plutôt paumé, à l’épisode 6. A cet instant précis, c’est comme si les clefs de notre propre perdition nous étaient offertes : mieux vaut ne pas plonger dans la fiction sans ignorer qu’elle contient des chausse-trappes. Il faut en accepter l’ironie et la profondeur déceptive.
Un récit par couches plus ou moins lisibles
Soderbergh a employé une méthode éprouvée dans la plupart de ses projets récents, prenant en charge l’image et le montage en plus de la réalisation, pour inventer son propre artisanat de mise en scène. Ecrits par Ed Solomon (Men in Black, Charlie et ses drôles de dames), les six épisodes racontent d’une façon non linéaire le destin d’une auteure pour enfants à succès (Sharon Stone) mystérieusement assassinée.
Nous sommes dans une ville reculée et la première chose qui frappe dans Mosaic, c’est la manière dont Soderbergh filme les grands espaces américains : exactement comme des intérieurs oppressants. C’est toute la mythologie US – la conquête, l’argent, la violence – que balise la série sans aucun optimisme.
A la différence d’une lointaine cousine comme Fargo, à laquelle on pense parfois, Mosaic élimine tout second degré pour privilégier une forme de tension parfois humoristique mais globalement glaçante. Le récit avance par couches plus ou moins lisibles, en lumière basse, sans promettre autre chose qu’une méticuleuse inspection morale des uns et des autres.
La renaissance chuchotée d’une grande tragique
Il arrive, c’est peut-être même le principe, qu’un certain ennui ouaté s’impose. Comme si Soderbergh voulait tuer dans l’œuf toute tentation trop virtuose ou trop originale – l’originalité, semble-t-il nous dire, est devenue la plaie des séries contemporaines – pour se concentrer sur ses visions assombries. Dans ce contexte, une étoile brille plus que les autres, celle de Sharon Stone. (Attention, spoiler)
La star des années 1990 habite les premiers épisodes dans la peau d’une femme à la fois puissante, en phase avec son désir, et menacée par des hommes – elle subira bientôt leur violence. Comme rescapée de sa gloire passée, l’actrice avance tête haute, voulant y croire mais légèrement méfiante, comme si elle avait peur de se brûler. Le résultat est bien sûr magnifique. Rien que pour la renaissance chuchotée d’une grande tragique (cf. Casino de Scorsese), il ne faut pas passer à côté de cette Mosaic par ailleurs un peu sèche.
Mosaic de Steven Soderbergh, à partir du 23 janvier, 20 h 40, sur OCS City
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