Après sept saisons à décortiquer l’évolution des rapports familiaux, professionnels et amoureux, « Mad Men » entame son ultime tour de piste. Sous couvert d’un décorum vintage et séduisant, la série de Matthew Weiner a livré une analyse impitoyable de la société américaine du tournant des années 60-70. Retour sur une fiction historique qui éclaire notre présent.
Peu de séries ont suivi à ce point une idée fixe. Depuis son premier épisode, Mad Men a raconté l’histoire d’une chute. Celle d’un homme sans aucun doute. Mais aussi, en filigrane, celle d’un monde inconscient de ses tares, rétif au changement et à la nouveauté. Le nôtre ? Evidemment, par ricochet. En souterrain, chaque épisode jouait avec une confusion éblouissante entre les temps. Don Draper, le personnage central, s’est révélé à nos yeux comme un publicitaire doué et tourmenté en 2007. Dans sa temporalité personnelle, nous étions en 1960, à l’époque où Kodak entrait dans les foyers. Le capitalisme incarnait l’avenir, on avalait joyeusement la fumée des Lucky Strike et le président américain s’appellerait bientôt Kennedy. Mais cela aurait pu tout aussi bien représenter un méconnaissable futur ou un passé enfoui. Nous étions dans le temps Don.
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C’était quoi, le temps Don ? Une façon de confronter les strates d’une vie à l’illusion que la grandeur est possible. Une manière de buter en permanence sur la déception du réel. Quelle autre série aura à ce point montré des personnages constamment en proie aux mêmes problématiques – la mélancolie pour le héros, la frustration pour l’arrogant Pete Campbell, l’indolence pour l’éternel dilettante Roger Sterling, le sexisme pour la plantureuse Joan – et incapables de s’en dépêtrer ? Mad Men a passé sept saisons (une grosse décennie à l’échelle du récit) à contempler la manière dont la vie imprime son rythme, rieuse et cruelle, sur les visages et dans les cerveaux. Un pur exercice d’observation. Une ligne claire et simple qui justifiait d’y mettre les formes les plus séduisantes possibles. Mad Men a été belle à regarder pour rester supportable. Les habits, le design et la musique de la série resteront comme les traces d’une surface sensible désirable, malgré son extrême violence. Autre chose qu’un simple décorum élégant : une incarnation de la nostalgie pour un monde qui n’existait pas. Une illusion de plus.
La nostalgie, parlons-en. Don Draper et ses camarades se préparent à partir. Une sensation de vide s’empare déjà de ceux qui ont suivi leurs aventures depuis le début. Bientôt, ces quelques garçons et filles – tout au moins ceux qui survivront – claqueront la porte. Nous serons aussi seuls qu’eux, enfin égaux de chaque côté de l’écran. C’est le destin du spectateur de séries, sublimé ici par la sensation d’avoir pénétré des vies nues, au point de les connaître mieux qu’elles-mêmes ne se connaissent.
Nos attentes de résolution seront forcément prises en défaut
Nous savons la véritable identité de Don Draper, ce fils de prostituée qui a emprunté le nom d’un homme mort à ses côtés durant la guerre de Corée avant de devenir un autre, plus flamboyant et peut-être aussi malheureux. Nous n’oublions pas le secret de Peggy Olson, la jeune et brillante rédactrice qui a pour l’instant réussi à cacher qu’elle avait mis au monde un enfant il y a quelques années… Notre mémoire active ses dernières ressources avant le grand fondu au noir. Nos attentes de résolution seront forcément prises en défaut. Tel est le sens du jeu.
C’est à cette hauteur-là, personnelle, que chacun regardera la fin de Mad Men. Mais il en existe une autre dont les exégètes discuteront peut-être davantage dans dix ou vingt ans. Celle qui met en rapport la série avec l’histoire récente des formes. Les sept ultimes épisodes de Mad Men concluent une création qui aura marqué son temps différemment des poids lourds du type The Walking Dead, dont elle n’approche pas les impressionnants chiffres d’audience. Elle s’est imposée autrement, au gré de sa singularité absolue, de sa volonté de rêverie radicale, de ses épisodes presque constamment déroutants où la notion de rebondissement n’avait pas le même sens qu’ailleurs.
Le déséquilibre permanent
Il existe – et il a existé – des séries où les événements conditionnent tout. Les fans de Game of Thrones, par exemple, jouissent du spectacle d’un monde instable et cruel à répétition – la narration comme un jeu d’enfant cassant et reconstruisant ses jouets. D’autres séries comme Breaking Bad ont travaillé à façonner un équilibre parfait entre un récit en crescendo, fondé sur les péripéties, et une atmosphère unique et entêtante. Mad Men a pour sa part capté des états physiques et psychologiques avec une précision souvent fulgurante, un art consommé du détail et de la suspension. Mais à la religion de la surprise, elle a préféré celle du déséquilibre permanent et de la fugue.
Chaque avancée narrative s’apparentait pour les personnages à une manière de pencher presque jusqu’à la chute – décidément un motif majeur – avant de se relever sans bruit, dans une autre position. Ce mode narratif que l’on pourrait qualifier de “non événementiel” refusait les coutures apparentes entre passé et présent mais aussi entre songe et réalité. Il s’est montré propice aux boucles et au retour du même. Une tendance que le premier épisode de la nouvelle demi-saison, diffusé le 5 avril, a confirmé. On y a vu Don Draper aux prises avec le souvenir d’une ancienne maîtresse vue pour la première fois… à l’épisode pilote. Il rêvait d’elle et le lendemain, apprenait sa mort. Seuls les corps qui se déchirent à l’intérieur et s’évaporent altèrent l’immobilité de la vie. C’est une leçon de Mad Men.
Un genre d’Amour, gloire et beauté en version chic
Moins cadenassée et sûre de ses effets qu’elle a pu en avoir l’air, cette série a parfois ressemblé à un genre d’Amour, gloire et beauté en version chic, mais aussi – et sans transition – à une puissante machine conceptuelle capable de faire convoler des stases érotiques et vaporeuses post-Antonioni avec l’approche sophistiquée d’une série adulte contemporaine, attachée aux héros dégradés. Matthew Weiner, qui a imaginé et conduit Mad Men jusqu’à son terme, a fourbi ses armes en écrivant des épisodes des Soprano, en lisant des romans de John Dos Passos ou Fitzgerald et en allant voir au cinéma des films d’Hitchcock et Claude Chabrol. A partir de ce terreau hybride, il a construit une odyssée très personnelle et poussé un genre autrefois considéré comme mineur encore un peu plus vers la lumière. Ce genre domine désormais la sphère culturelle, pour le meilleur et parfois pour le pire. Les séries qui appuient sur les boutons de la modernité comme on appliquerait une recette existent – House of Cards, depuis sa deuxième saison, exemplairement. Mad Men n’a rien à voir avec elles.
Fiction historique atypique (rappelons qu’on y a vu défiler tous les événements majeurs des années 60 sous un angle parfaitement oblique), elle a su aussi fabriquer sa propre historicité. La qualité de sa fin n’y changera rien. Apparue quelques années après les chefs-d’œuvre comme Six Feet under et The Wire, elle a maintenu jusqu’au bout la même flamme, cette utopie d’un paysage culturel où les séries alimenteraient sans cynisme le regard et la pensée. Elle est restée fixée à la trajectoire d’un homme, Don Draper, en lutte constante contre son propre renoncement à vivre, refusant d’admettre que tout était écrit. Elle nous a aidés à croire que les artistes dirigent encore le monde.
Mad Men saison 7, seconde partie. Tous les mardis à 22 h 15 sur Canal+ Séries. A partir du 23 avril à 22 h 50 sur Canal+
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