Jeu de massacre en famille empruntant autant aux codes de la tragédie qu’aux intrigues de cour, la série parvient, sous haute tension, à créer de l’empathie pour ses créatures redoutables.
« Il était une fois un roi ombrageux et cruel. Sentant la mort approcher, il soumit ses enfants à une série d’épreuves pour léguer son royaume au plus valeureux d’entre eux. » L’entame est familière, et ouvre aussi bien des contes européens qu’asiatiques ou africains. Sous la houlette de Jesse Armstrong, elle s’est offerte avec Succession une variation américaine et contemporaine, nichée entre les parois vitrées des hautes sphères du monde de l’entreprise.
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Son roi, c’est Logan Roy (Brian Cox), fondateur d’un conglomérat des médias inspiré par la News Corporation de Rupert Murdoch. Le fils aîné Connor (Alan Ruck), rentier un peu benêt, nourrit des ambitions présidentielles ; le cadet Kendall (Jeremy Strong), destiné à prendre les commandes de l’empire, souffre d’une addiction à la drogue ; le chien fou Roman (Kieran Culkin) multiplie les frasques en tout genre et la benjamine Shiv (Sarah Snook) conseille un homme politique hostile aux intérêts de sa famille. Quand le patriarche est victime d’une hémorragie cérébrale, la fratrie se déchire pour prendre sa place, mais le vieux lion, plus résistant que prévu, revient peu à peu dans l’arène.
Une redistribution des enjeux de pouvoir
Armée comme une bombe à retardement, la première saison du show s’écoulait dans l’antichambre d’une succession sans cesse différée. Après avoir fomenté une OPA hostile contre la Waystar Royco, Kendall, compromis dans un accident auquel il était mêlé, finissait par rejoindre le giron paternel. Dans la seconde saison, les membres de la famille sont forcés de mettre de côté leurs différends pour sauver l’entreprise des vautours qui l’encerclent. Tandis que Logan désigne sa fille comme successeuse, une question affleure : faut-il continuer à se battre ou « échanger ses jetons et quitter le casino » – c’est-à-dire vendre la Waystar Royco ?
Il faut avouer que Succession, jeu de massacre en famille dans le monde des ultra-riches, avait tout pour nous déplaire. Comment éprouver de l’affection pour ses figures arrogantes et vulgaires ou s’intéresser aux manœuvres de cols blancs carburant à l’humiliation des plus faibles ? Après quelques épisodes desservis par une charpente trop classique, le cocktail chargé en cynisme s’aérait pour laisser émerger une fascination trouble. Nous avions achevé la saison 1 et commencé la seconde sur une sensation étrange, celle d’avoir joué aux échecs avec les pions de l’adversaire en appréciant quand même la partie.
Le plaisir vient d’abord de la structure sous haute tension de la série. Chaque épisode, construit autour d’une grande scène collective (un conseil d’administration, un mariage…) où la tension monte comme dans une cocotte-minute, redistribue les enjeux de pouvoir. Plongeant dans l’arène à corps perdu, les réalisateurs, parmi lesquels Adam McKay (The Big Short, Vice) et Mark Mylod (Game of Thrones), en cousins lointains des cinéastes d’action hongkongais, charcutent l’espace d’une caméra à l’épaule électrique, toute en recadrages et zooms intempestifs.
Des personnages inadaptés au monde du réel
L’autre force de la série réside dans sa capacité à allier l’hubris de la tragédie antique à la mécanique des intrigues de cour pour dépeindre une caste de nouveaux seigneurs et en étriller autant la vanité que la dangerosité. Dotés de moyens financiers colossaux, d’accointances politiques et d’une mainmise sur l’information, les Roy et leurs pairs exercent sur le monde un pouvoir sans limite.
Si acérée qu’en soit la charge critique, Succession n’aurait pas gagné son aura singulière en restant à distance de ses personnages. Dans l’ombre du patriarche, Connor, Kendall, Roman et Shiv tentent tant bien que mal de conjurer une forme de solitude et un profond désarroi. Enfants blessés couvés dans une bulle dorée, inadaptés au monde réel mais destinés à en prendre les commandes, les héritiers finissent par émouvoir derrière leurs gesticulations autocentrées. Désemparés derrière leurs liasses de billets et leurs vitres teintées, monstres d’orgueil mais humains malgré tout, ils tentent, à leurs manières sournoises, de tenir debout dans la tempête.
Succession de Jesse Armstrong, saison 2, tous les lundis à partir du 12 août sur OCS
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