D’Ainsi soient-ils aux Opérateurs, le nouveau visage des séries françaises.
Et si la frustration collective face au retard abyssal pris par les séries françaises avait assez duré ? Et si le contraste avec l’Amérique, le Danemark, l’Angleterre ou Israël s’estompait ? Et si cette fois était la bonne ? Dans la première série dramatique commandée par Arte et diffusée en prime time, l’intéressante Ainsi soient-ils, les héros sont une poignée de futurs prêtres aussi flippés qu’excités par la perspective de changer de statut et de vie. Une belle métaphore des nouvelles séries françaises émergentes, doublée d’un succès d’audience inespéré, avec plus de 1,3 million de téléspectateurs en moyenne. L’un des meilleurs scores de l’année tous programmes confondus pour la chaîne franco-allemande, qui n’avait pas vraiment l’habitude d’affoler Médiamétrie.
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Avec l’arrivée cette semaine des Revenants et son fantastique ambitieux sur Canal+, la bonne météo continue. Les séries françaises commencent à ne plus ressembler à des séries françaises. Une nouvelle vague ? Pas encore. Mais un genre de résurrection.
« Nous assistons clairement à l’émergence d’une génération d’auteurs, issue de la nouvelle génération de spectateurs », se réjouit Arnaud Jalbert, chargé de programmes à Arte.
Le portrait-robot de l’auteur de série française 2.0 ? Un trentenaire et des poussières qui a passé la fin des années 90 ébahi devant Oz, le début des années 2000 en sanglotant devant Six Feet under, et les dernières années à ricaner devant The Office – ou devant Julie Lescaut, mais pas pour les mêmes raisons. « Cette génération nourrie aux séries anglo-saxonnes est en rupture avec les précédentes, admet Olivier de Plas, auteur et réalisateur de l’ovni QI, diffusé sur OCS Max. « Je regarde beaucoup de séries, et mes références sont étrangères, confirme Bruno Nahon, producteur et cocréateur d’Ainsi soient-ils. Dans ma recherche de scénaristes, l’un des premiers critères a été le suivant : qu’ils n’aient jamais écrit de fiction française. »
Le monde de la série hexagonale s’est ouvert comme une fleur très récemment. Caroline Benjo avait remporté la Palme d’or à Cannes en 2008 comme productrice d’Entre les murs. Avec la complicité de Jimmy Desmarais, elle a développé de plus en plus de projets de séries télé (Xanadu, Silex and the City, récemment sur Arte) avant le pari réussi des Revenants. Elle perçoit un frémissement.
« Je sens bien qu’il se passe quelque chose en France, et qu’enfin on se libère un peu. Je rencontre de plus en plus de jeunes auteurs nourris depuis toujours par la série américaine. J’appartiens à une génération qui a été éduquée par le cinéma ; désormais remplacée par une autre pour laquelle la série compte autant, voire plus que le cinéma, avec un rapport à la télé très sophistiqué. »
Sans aspirer à un mode d’importation, forcément impossible et stérile, quelques producteurs et auteurs revendiquent la volonté, neuve en France, de réinventer un type d’écriture de série inspiré de l’audace anglo-saxonne dans sa prise de risques narrative, mais baignant dans d’autres codes culturels. Ce geste d’hybridation, à la fois proche et distancié d’une forme américaine étendard, caractérise la nouvelle génération. Un discours que ne contredit pas Fabrice Gobert, créateur des Revenants, exactement dans la cible : « Quand on a vu les cinq saisons de The Wire, on a envie de s’essayer à cette forme incroyable, ça démange forcément. » Le scénariste François Descraques résume l’affaire : « Sans s’en inspirer directement, mes webséries (Les Opérateurs et Le Visiteur du futur – ndlr) procèdent évidemment de la liberté que les séries américaines déploient depuis des années. Ce n’est donc pas un modèle que l’on chercherait à imiter, mais une réalité dans laquelle on baigne tous. »
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L’un des signes les plus forts de l’évolution des séries made in France tient donc à ceux qui les font. Des appels d’air se créent avec la littérature – Emmanuel Carrère a participé à l’écriture des Revenants (lire encadré p. 49), Tristan Garcia développe un projet – et bien sûr avec le cinéma, grand frère longtemps dédaigneux. Si dans les années 70, Maurice Pialat pouvait réaliser La Maison des bois, un magnifique feuilleton pour l’ORTF, grand et petit écran ne se sont pas souvent rencontrés depuis. Quand ils se croisaient, comme dans les passionnantes collections de téléfilms imaginées par Pierre Chevalier à Arte dans les années 90 (auxquelles ont notamment participé Claire Denis, André Téchiné, Olivier Assayas et Chantal Akerman), c’était avec l’idée que la télévision ne valait que si elle faisait du cinéma, sans identité esthétique propre. Ces temps idéologiques sont révolus. En plus des producteurs de Haut et Court jouant sur les deux tableaux, Bruno Nahon (Zadig productions) a produit en début d’année le beau Louise Wimmer de Cyril Menneguin, quelques mois avant la diffusion d’Ainsi soient-ils.
Du côté des créateurs, Éric Rochant a longtemps supervisé Mafiosa et termine actuellement un film, Möbius, avec Jean Dujardin et Cécile de France. Fabrice Gobert s’est fait connaître avec son premier long métrage (Simon Werner a disparu…, sélectionné à Cannes en 2010), grâce auquel le projet des Revenants lui a été proposé. Dans l’autre sens, la réalisatrice de Hard, sur Canal+, Cathy Verney, prépare son premier long métrage avec Édouard Weil, producteur de La guerre est déclarée. La Fémis, prestigieuse école de cinéma parisienne, a pris la mesure de cette porosité et va lancer, à la rentrée 2013, un nouveau cursus de formation consacré aux séries (lire encadré p. 54).
Olivier de Plas, lui, voulait réaliser son deuxième long métrage avant qu’un producteur ne lui propose d’en faire une série. Cela a donné QI. Même si cette dernière voit le jour dans des conditions proches du court métrage (environ 700 000 euros au total pour 8 x 26′ – à titre de comparaison, chaque épisode des Revenants a coûté 1,35 million d’euros selon Variety), l’intéressé ne regrette rien.
« On n’a pas d’argent, mais une totale liberté, que je n’échangerais pour rien au monde, même pas un film. Pour moi, la paupérisation d’un certain cinéma français investit la série d’une façon créative. Certains réalisateurs ne trouvent plus leur bonheur dans des longs métrages au budget très limité, avec en plus des contraintes énormes. Faire une série sur certaines chaînes devient un rêve. Je vois cela comme une migration. »
Dernière roue du carrosse, mais pas la moindre : les acteurs. « Il était exclu de faire venir des comédiens connus pour la télé », raconte la directrice de casting des Revenants, Emmanuelle Prévost. De Clotilde Hesme à Samir Guesmi, en passant par Guillaume Gouix ou encore Anne Consigny, la plupart des visages de la nouvelle série de Canal+ sont identifiés au cinéma d’auteur. Après L’Apollonide de Bertrand Bonello et Un été brûlant de Philippe Garrel, Céline Sallette est arrivée sans arrière-pensées : « Pourquoi en avoir ? Soyons réalistes : au cinéma, plein de projets n’aboutissent pas, car aujourd’hui les risques sont plus difficiles à prendre. Donc, les valeurs se déplacent. Quand j’ai rencontré Fabrice Gobert, j’ai été séduite par son envie de dialogue. J’ai vu sa série comme un espace de liberté. »
Transformées par les mutations en cours, les séries françaises de 2012 surprennent enfin. Mais le genre est divisé entre plusieurs réalités parallèles qui communiquent peu. Face à l’émergence de la nouvelle génération, le quotidien reste dominé par des projets sans saveur. Mis à part les exceptions comme Les Hommes de l’ombre ou Un village français, le service public, à l’exception d’Arte, peine à tenir son rôle naturel de locomotive, laissant Canal+ endosser le costume d’innovateur. « Nous cherchons des projets peu ordinaires, note Arnaud Jalbert à la chaîne franco-allemande. C’est vraiment le moment de creuser une brèche. » Une autre voie se dessine encore, plus industrielle, celle de productions destinées au marché international, souvent tournées en anglais.
Avec Borgia, dont la saison 2 arrive début 2013, Canal+ a ouvert les vannes, suivie maintenant par TF1, M6 et France 2, qui ont multiplié les accords avec Europacorp TV, la société de production de Luc Besson. Au programme, entre autres délices, une adaptation du Transporteur et une autre de Taxi. À l’autre bout de la chaîne, enfin, les webséries avancent avec leurs moyens. « C’est grâce à internet qu’on peut se permettre d’écrire des séries un peu barrées, où l’humour vient se mêler à des codes narratifs plus classiques, se réjouit le scénariste des Opérateurs, François Descraques. Il n’y a pas de formes préétablies. Mais je ne suis pas attaché à un type de média particulier ; la télé classique comme le web m’intéressent. Ce que je cherche, c’est de pouvoir écrire librement, ce que je fais aujourd’hui grâce à internet. »
Chacun attend la série qui mettra tout le monde d’accord, Les Soprano français. Les Revenants sera-t-elle celle-ci ? Les prochains mois le diront.
« J’ai vraiment le sentiment qu’avec Les Revenants, on est à un tournant de l’âge des séries françaises », estime Fabrice de la Patelière, directeur de la fiction à Canal+.
L’homme prêche pour sa paroisse. Mais pas seulement. « Aujourd’hui, toutes les séries qui prennent des risques font avancer la télé française. Je suis très intéressé par celles d’Arte, Ainsi soient-ils, bientôt Odysseus (lire ci-contre). Tout ce qui sort de l’ordinaire est important. »
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