La fin du monde approche pour « The Leftovers » avec la troisième et ultime saison de ce drame métaphysique intense. Son créateur, Damon Lindelof, qui avait un peu raté sa sortie sur « Lost », explique pourquoi il n’a pas peur que cette situation se reproduise.
Sept ans après le dernier épisode mal aimé de Lost (dont il était créateur avec Jeffrey Lieber et J. J. Abrams), qui lui a valu une controverse majeure sur les réseaux sociaux et une dépression, Damon Lindelof s’apprête à livrer au monde la troisième et ultime saison de sa création d’après, The Leftovers. S’il est peu probable que l’événement fasse autant de bruit – la série apocalyptique de HBO attire un public bien plus restreint –, l’enjeu est tout de même fort. Depuis ses débuts en 2014, cette adaptation du roman de Tom Perrotta (dont la série s’est affranchie dès la deuxième saison, pour le meilleur) a décrit un monde si loin et si proche du nôtre, où 2 % de la population a disparu d’un coup sans laisser ni traces ni explications. Un univers de chagrin et de mort, imprévisible et funeste, mais aussi accueillant et lumineux, s’est déployé devant nous. La quête d’un deuil impossible a nourri les deux premières saisons, dans les pas d’un héros, petit flic local harassé par la vie, prenant peu à peu conscience que si la réalité avait changé autour de lui, il devait accepter que son espace mental et intime se transforme lui aussi. Break on through, to the other side, disait la chanson.
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Entre deux mondes, celui des morts et celui des vivants, The Leftovers reprend le flambeau laissé par Lost, mais avec une manière plus ouverte et plus franche de céder à la puissance du mystère qui régit nos vies. Dans cette troisième saison tout entière tendue vers l’idée d’accepter la fin (du monde ? des choses ? de nos amours ?), la série atteint une forme de plénitude étrange, capable de nous perdre dans les méandres d’un symbolisme complexe, mais aussi d’accompagner le spectateur dans la découverte de sa propre liberté. Les plus attentifs vivront intensément la façon dont la série se nourrit d’elle-même en fabriquant d’infimes échos entre personnages, époques, lieux, gestes, désirs. Les autres pourront admirer l’intensité et la beauté toute simple de séquences détachées des contingences classiques, où Kevin, Nora, Laurie et les autres expriment à vif des émotions brutales.
Lancé dans une grande entreprise consolatrice, The Leftovers est un royaume de la surprise permanente, géographique, émotionnelle, narrative. Une série qui nous suggère, à l’unisson de ses personnages, que la difficile entreprise d’inventer nos vies reste à conquérir. Une expérience extrême et rare. Avant de prendre l’avion pour présider le jury du festival Séries Mania, qui se tient jusqu’au 23 avril à Paris, Damon Lindelof a accepté de nous parler.
En voyant cette dernière saison de The Leftovers, une impression de liberté se dégage. C’était votre état d’esprit, six ans après la fin très polémique de Lost ? Vous n’avez pas eu peur ?
Damon Lindelof – Je sépare l’idée de peur et celle de l’anxiété même si parfois, ces deux sentiments coexistent. L’anxiété et la frustration sont absolument normales dans le cadre du processus d’écriture de The Leftovers. Parfois, comme le spectateur, nous pouvons être perdus, estimer que le temps nous manque pour comprendre vraiment ce que nous voulons exprimer. Pour cette dernière saison, nous avions un but, mais la façon d’y parvenir concrètement a été complexe. Nous voulions incarner nos idées de manière indirecte. L’humanité traverse un moment difficile où il est devenu compliqué de formuler de manière claire nos sentiments et nos désirs : la série devait refléter cela d’une manière ou d’une autre. Les êtres humains sont gouvernés par leur inconscient et tout cela se cristallise sous l’effet du stress. Nous avons eu ce genre de pensées en écrivant, mais à titre personnel, je n’ai jamais eu peur. Si je regarde en arrière, au moment de la fin de Lost, c’était différent.
En 2010, Carlton Cuse et moi, qui dirigions la série, avions confiance en ce que nous proposions avant la diffusion de l’épisode final. Mais j’avais aussi peur parce que Lost était centrale dans la pop culture. Avec The Leftovers, c’est différent, ne serait-ce que parce que j’ai déjà traversé le pire scénario possible (les gens qui n’ont pas aimé) et le meilleur scénario possible (ma satisfaction personnelle sur le travail accompli) de manière simultanée avec ma série précédente.
J’en suis arrivé à la conclusion que le plus important, c’est l’œuvre en elle-même. Donc, je n’ai pas eu peur en fabriquant la dernière saison de The Leftovers. Tom Perrotta, auteur du livre original et coscénariste, ainsi que Mimi Leder, la principale réalisatrice, sont allés dans le même sens. Le sentiment que la peur nous était étrangère nous a aidés à prendre des risques.
Quels risques avez-vous pris dans cette troisième et dernière saison ?
Dans les lignes narratives des personnages principaux Kevin (Justin Theroux) et Nora (Carrie Coon), par exemple. Concernant Kevin, qui a traversé des épreuves incroyables durant la deuxième saison (il est mort puis revenu à la vie – ndlr), un livre a été écrit sur lui et il est maintenant perçu comme un messie, même si lui-même rejette l’idée. Rien qu’en formulant les choses comme cela, on voit quel risque cela pouvait être de se frotter à un matériau religieux. The Leftovers a toujours tourné autour de la religion, mais cette fois c’est plus frontal : un prêtre annonce que le personnage principal de la série est le héros d’une nouvelle Bible !
Pour Nora, nous imaginions au départ cette possibilité qu’elle retrouve ses enfants et sa famille grâce à une machine spécifique. C’est une construction proche de la science-fiction, sur laquelle la série n’avait jamais vraiment travaillé, même si elle comportait des éléments surnaturels. Nous aurions pu donner l’impression de nous trahir. Mais il y avait aussi une évidence à plonger dans ces pistes-là, d’une manière aussi radicale, pour clore le tableau. Dans cette saison, les conditions sont réunies pour aller loin, puisque la fin arrive. Quand le premier épisode commence, le monde est censé s’arrêter bientôt… ou pas.
Aujourd’hui, nous avons tous l’impression que le monde va s’arrêter.
Toute fiction un peu sérieuse doit parler de son époque. Nous avons ouvert cette saison avec une scène située il y a presque deux cents ans. Les gens du XIXe siècle étaient obsédés par l’idée que le monde allait s’arrêter. Mais toutes les générations ont pensé à la fin du monde. Nous avons rendu cette idée plus prégnante parce que la série se déroule dans un univers où 2 % de la population a disparu sans explications. Nous posons la question de savoir comment chacun se comporte devant la certitude que la fin est proche. Quand nous avons écrit la troisième saison, nous, personnes de gauche vivant en Californie, n’avions pas du tout l’intuition que Donald Trump allait devenir président des Etats-Unis. De notre point de vue, c’était une vision de l’apocalypse. Nous avons même écrit certaines scènes qui traitent de la fin du monde avec une intention comique. Mais aujourd’hui, elles ne le sont plus du tout. Les spectateurs ne pourront plus rire.
Il y a des éléments humoristiques dans cette saison, une certaine distance sur les événements tragiques qui enserrent les personnages. Par exemple, les conversations avec “Dieu” sont souvent drôles.
Dans la première saison, les personnages étaient déprimés au premier degré par la tragédie qu’ils traversaient. Le ton était intense et sombre. Mais au fur et à mesure, nous nous sommes rendu compte qu’il est possible de rire pendant un enterrement, ce qui ne veut pas dire que tout va bien par ailleurs ! Il y a une dimension absurde à ce qui arrive aux uns et aux autres et nous voulions le souligner. Personne n’est obligé de prendre tout ce qui est dit et montré dans The Leftovers à la lettre. La série est aussi fragile que ses personnages. En écrivant, on se marrait beaucoup. Cela aurait été dommage que la série n’en rende pas compte d’une manière ou d’une autre.
The Leftovers a toujours été une série sur l’idée de fin. Dans le sixième épisode de cette saison, le sujet est directement abordé par les personnages. Pourquoi l’idée vous habite-t-elle à ce point ?
Tout ce que je peux dire sans révéler la fin, c’est que cette idée m’intéresse beaucoup et que je continuerai à l’explorer durant toute ma vie créative. Je ne sais pas si on peut en faire le tour ou trouver la bonne solution. Mais quand je pense aux fins de séries, de films et de livres qui me plaisent, celles qui ne sont pas complètement propres, ni simples, celles qui conservent une certaine ambiguïté et laissent un espace d’interprétation, celles-là restent mes préférées. J’aime les fins dont les spectateurs peuvent discuter entre eux sans avoir forcément compris la même chose. Elles me donnent de l’énergie car elles me semblent proches de l’expérience que nous traversons tous en étant vivants. Dans ma vie, je n’ai jamais connu une fin propre ou même satisfaisante. En général, les fins sont sales, disruptives et dérangeantes. J’essaie de capter dans mon travail ce sentiment d’irrésolu que nous offre la vie. Si j’écris une fin que tout le monde adore, j’aurais l’impression d’avoir commis une erreur. Même si je ne provoque pas la haine volontairement !
Quelles sont les fins de séries qui vous ont marqué ?
J’adore la fin des Soprano. J’aime aussi celle de M*A*S*H., Mad Men, The Wire. Quand je l’ai vue à l’époque, en 1998, j’étais en colère devant la fin de Seinfeld. Maintenant, je la trouve géniale car fidèle au côté “meta” de la série.
Un titre a circulé sur internet pour le dernier épisode de The Leftovers : “Une explication complète du départ, physiquement et religieusement satisfaisante.” Est-ce le véritable titre de l’épisode ? On a l’impression d’une référence distanciée aux polémiques qui ont suivi la fin de Lost.
Ce n’est pas le titre du dernier épisode de The Leftovers. C’est peut-être la description de l’épisode que nous avons écrite à un certain moment…
Vos séries sont construites sur la surprise et le doute. Souvent, des intrigues mises en place dans un épisode sont résolues bien plus tard. On ne sait jamais ce que la prochaine séquence ou le prochain plan peuvent nous réserver. La géographie change. Les personnages sont multiples. C’est très spécial. Pourquoi êtes-vous fasciné par ce mode de récit ?
Je ne sais pas d’où vient ma fascination. Mon fils de 10 ans est fasciné par les avions et moi je ne pense jamais aux avions. Il a envie d’en connaître la mécanique, le fonctionnement très précis. Je suis pareil que lui, mais avec les histoires et les êtres humains. J’ai toujours trouvé étrange que les gens regardent des séries ou des films où des personnages se comportent bizarrement et qu’ils expriment leur désaccord en tant que spectateurs. Dans la vie, les gens sont imprévisibles et autodestructeurs. Le mystère humain, nous le ressentons tous. Dans The Leftovers, je ne peux qu’imaginer la façon dont se comportent les gens après le grand départ. Nous avons des exemples dans la vraie vie de catastrophes naturelles comme des tsunamis, ou d’horreurs créées par la violence des hommes, mais comment appréhender un événement surnaturel, qui nous fait voir le monde différemment ? Nous ne sommes plus dans le deuil, qui est un sentiment connu. Nous sommes dans un monde où les personnages réagissent à des situations impossibles pour lesquelles il n’y a pas de précédent. La psychologie classique n’a plus de sens. Ils se comportent comme ils le peuvent. Nora engage des prostituées pour lui tirer dessus. Kevin s’étouffe avec des sacs. Laurie tente une expérimentation psychique. Chacun essaie de se sentir mieux dans un monde imprévisible. Cette imprévisibilité devait se ressentir dans notre manière de raconter une histoire. J’aime que lorsqu’un épisode de The Leftovers s’achève, on n’ait aucune idée de ce qui viendra ensuite.
Aujourd’hui, la multiplication des séries permet à des œuvres singulières comme The Leftovers, The OA ou Legion d’exister. Sommes-nous encore dans une période faste ? Avons-nous atteint un pic de production ?
Pour moi, il n’y a pas trop de séries et je ne pense pas qu’on ait atteint le haut de la montagne. Je trouve notre époque libératrice pour les créateurs parce que nous pouvons regarder les productions des uns et des autres. Quand une révolution a lieu en musique, en cinéma ou en télé, elle se construit souvent sur la manière dont les artistes s’influencent entre eux. Avec le pool d’écriture de The Leftovers, nous avons regardé Mr. Robot, Fargo ou Game of Thrones. Nous avons écouté le podcast Serial. Nous passions souvent une heure en début de journée à parler du travail des autres. Si une de nos idées avait déjà été explorée, nous y renoncions, ou alors nous changions notre angle. Parfois, nous pouvions être inspirés par une série. Aujourd’hui, j’ai l’impression que la télévision nous apprend à mieux écrire, qu’elle nous montre chaque jour quelles sont les possibilités qui s’offrent à nous. Les mauvaises séries, elles, nous aident à savoir quoi éviter ! Il y a tant de propositions différentes… Je me sens vraiment comblé d’être en vie, non seulement parce qu’on me donne l’occasion de créer mes propres séries, mais parce qu’il y a tant à voir. Rien que dans les prochaines semaines, Fargo et Better Call Saul vont revenir, American Gods va débuter et surtout, surtout, c’est le come-back de Twin Peaks, vingt-cinq ans plus tard. Sans Twin Peaks, pas de Lost ni de The Leftovers. Mes séries ont été construites sur les fondations de celles qui les ont précédées. Il n’y aurait pas eu de Nouveau Testament sans Ancien Testament !
The Leftovers saison 3, sur OCS City
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