En dix ans, le genre du « faux documentaire » s’est imposé dans le monde des séries comiques, apportant une liberté de ton et un décalage qui les subliment. En France, le genre peine en revanche à s’imposer.
On ne compte plus les scènes où Julie Bowen lance un regard circonspect, droit dans l’objectif de la caméra. Voilà six ans que l’actrice américaine officie dans Modern Family, un des plus grands cartons du network américain ABC (une des cinq chaînes gratuites auxquelles tout le monde a accès). Depuis septembre 2009, la série comique aux épisodes de 20 minutes rameute en moyenne plus de 10 millions de téléspectateurs chaque semaine. On y suit les aventures d’une grande famille recomposée, du grand-père remarié à une Colombienne de vingt ans sa cadette à ses deux enfants, Claire (Julie Bowen) et Mitchell. L’une est une mère de famille de trois enfants débordée et marié à un irrésistible trublion, l’autre a adopté une enfant vietnamienne avec son compagnon (aujourd’hui mari) déjanté.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Au-delà de son ton à la fois familial et mordant, qui lui permet d’attirer aussi bien les amateurs de séries populaires que les sériephiles plus exigeants, Modern Family a une particularité : elle est tournée à la façon d’un documentaire. Dès le premier épisode, le téléspectateur observe ainsi cette grande famille à travers l’œil de la caméra unique, embarquée dans l’intimité des protagonistes. Elle devient rapidement un personnage à part entière : elle se déplace entre les héros, les acteurs n’hésitent pas à lui adresser des regards, souvent complices, pour appuyer un élément comique.
Ces coups d’œil deviennent rapidement une running joke au sein de la série. Il y a les personnages un peu niais d’un côté (Hayley, Luke, Cameron, Gloria), et de l’autre, ceux qui se moquent d’eux subrepticement (Mitchell, Claire, Alex) en lançant un regard surpris ou ironique à la caméra dans l’espoir d’y trouver du soutien moral. Le procédé est terriblement efficace ; le téléspectateur se sent concerné par l’intrigue et comprend que son avis compte.
Des racines britanniques
Si Modern Family est aujourd’hui une des séries « mockumentaires » (mélange de « moquerie » et « documentaire ») les plus regardées dans le monde, elle est pourtant loin d’avoir inventé le genre. Dès 1995 au Royaume-Uni, le scénariste John Morton a la brillante idée de lancer People Like Us, un podcast radio pour la BBC dans lequel l’acteur Chris Langham incarne un réalisateur qui tourne une série de reportages sur différents corps de métiers à Londres. Tout le monde y passe, de l’acteur au fermier en passant par le manager d’hôtel, plus fous les uns que les autres. Le succès est au rendez-vous : le podcast devient une série pour la chaîne BBC Two, diffusée entre 1999 et 2001.
https://www.youtube.com/watch?v=Gl8MKDgeaU0
Le style du mockumentaire est reconnaissable entre mille : des zooms grossiers, un bon lot de silences gênants, le tout filmé caméra à l’épaule avec des interactions directes entre le faux réalisateur (qu’on ne voit jamais à l’écran) et le personnage filmé. C’est de ce genre que s’empare naturellement Ricky Gervais, qui lance la même année The Office (UK) (2001-2003), série comique sur la vie de bureau déprimante d’une entreprise fictive de fabrication de papier.
Gervais y endosse le rôle du chef de service aussi égocentrique que maladroit, qui tente sans cesse de plaire à ses employés en multipliant les situations embarrassantes. Constamment en train d’essayer de se mettre en avant, son personnage, David Brent, n’est pas avare en apartés adressés directement au téléspectateur, comme dans cet épisode de la deuxième saison où deux de ses employés se disputent à cause d’une agrafeuse recouverte de gelée. « Tu aurais dû manger la gelée! Il y a des gens qui meurent de faim dans le monde, et je déteste ça« , lance-t-il les yeux rivés dans l’objectif de la caméra.
Une mouche sur un mur
Bien que le programme n’ait duré que deux ans en Angleterre, sa réputation s’est exportée jusque de l’autre côté de l’Atlantique. En 2005 le vétéran du Saturday Night Live Greg Daniels adapte la série aux Etats-Unis et Steve Carell endosse le rôle de Gervais. Les Américains reprennent le mockumentaire et l’adaptent à leur sauce : le ton est toujours moqueur mais moins angoissant que pouvaient l’être certaines scènes de la version anglaise. Les plans sont plus stables mais l’esthétique du « tournage amateur » est toujours bien présente.
Un tel décalage a également eu lieu entre la série américaine Veep (2012) et son modèle, The Thick of It, programme 100 % british lancé par Armando Iannucci en 2005. Cette brillante satire anglaise emprunte au mockumentaire son esthétique dite “fly on the wall« , les scènes étant filmées comme si elles étaient vue par une petite mouche discrètement posée sur un mur. Ce choix sublime le génie de Peter Capaldi (l’agressif directeur de la communication Malcolm Tucker), son exubérance ainsi que sa capacité à débiter plus d’insultes à la minute que n’importe quel autre acteur.
Après avoir tourné 4 saisons de The Thick of It, Armando Iannucci s’est ensuite attaqué à la politique américaine dans Veep, mettant en scène Julia Louis-Dreyfus d’abord en tant que vice-présidente, puis présidente des Etats-Unis. Chaque scène, filmée presque comme une caméra cachée, donne le sentiment au téléspectateur d’avoir la chance d’assister à ces événements et le privilège de pénétrer dans ce qui est d’habitude inaccessible : les coulisses du pouvoir.
Le rituel du confessionnal
Un élément distingue cependant ces séries politiques de leurs consœurs adeptes du mockumentaires. De Fais pas ci, fais pas ça à Modern Family, de The Office à Parks and Recreation, tous les personnages sont soumis au même rituel, celui du “confessionnal”. Voilà maintenant presque quinze ans que la télé-réalité nous a habitués au concept du confessionnal, cette pièce dans laquelle les candidats sont amenés à se mettre en retrait du jeu pendant quelques minutes pour raconter ce qui vient de leur arriver.
Ce moment de recueillement par définition narcissique est repris par de nombreuses séries qui se réclament du faux documentaire. Dans Modern Family, les personnages sont assis sur leur canapé, face caméra. Dans Parks and Recreation, lancée en 2009 par les scénariste de The Office (US), les protagonistes sont assis à leur bureau ou arrêtés à la volée dans un couloir pour qu’ils donnent leur avis sur une scène qui vient de se dérouler.
Ces plans fixes viennent renforcer l’effet comique des scènes précédentes, captées, elles, quasiment à la volée. Dans un plan, le personnage est tourné en ridicule, pris dans l’action. Dans le suivant, il se transforme en narrateur et donne un point de vue souvent décalé sur la situation. L’enchaînement des plans doit être rapide ; le mockumentaire est avant tout l’art de la vitesse. Il faut aussi que les dialogues fusent, se rentrent dedans, s’emmêlent, que l’impression générale soit celle d’un gros fouillis, mais un fouillis qui vit. C’est là tout l’art du mockumentaire ; rendre proche du téléspectateurs des scènes qui ne le sont pas, montrer les aspérités et assumer les cafouillages et les erreurs de cadrage.
La tentative Fais pas ci, fais pas ça
En France, le genre reste minoritaire, voire inexistant. Son plus célèbre représentant ne fut autre que Fais pas ci, fais pas ça, la série comique française qui vient de boucler sa septième saison cette année. Lorsqu’elle est créée en 2007 par la scénariste Anne Giafferi et le producteur Thierry Bizot, la série ne ressemble pourtant pas à ce que l’on connaît aujourd’hui, un programme relativement classique aux intrigues de 52 minutes diffusées en prime-time sur France 2. Il y a huit ans, Fais pas ci, fais pas ça n’était autre qu’un mockumentaire, qui aurait par ailleurs beaucoup inspiré ABC dans la création de Modern Family.
On y suit le quotidien de deux familles que tout oppose, les Lepic et les Bouley, et la manière dont ceux-ci élèvent leurs enfants. Les scènes sont entrecoupées de regards complices et de scènes de « confessions » face caméra, les personnages assis dans un canapé feignant la gêne d’être suivis par des équipes de télévision.
https://www.youtube.com/watch?v=SrxiFFL3t4A
Mais au bout d’une saison et des audiences moyennes (et des horaires de diffusion audacieuses, le samedi après-midi), les scénaristes et la chaîne décident de passer à autre chose. Exit, le style du faux documentaire, les regards caméra et le confessionnal. « On s’est rendu compte que la comédie était antinomique avec le faux documentaire, en tout cas ce n’est pas ce qu’il y avait de plus drôle« , confie aux Inrocks un scénariste qui a travaillé sur la série. Qu’à cela ne tienne: la série a opéré un changement brutal, quitte à perdre en originalité et en audace. Le faux documentaire reste encore, à ce jour, une anomalie dans le paysage des séries françaises. Et c’est bien dommage.
{"type":"Banniere-Basse"}