Une vague de personnages féminins aux pouvoirs inquiétants a envahi les écrans de Series Mania cette semaine. Mais par quelle forme s’exprime l’émancipation ?
Alors que Series Mania continue ses nombreuses projections, un taux important de créations met en scène des femmes qui affirment leur pouvoir, au point que certaines démarches semblent comparables. Dans la Française Une île (Arte), des femmes tuent les hommes après l’amour, comme des mantes religieuses. La série est censée revisiter une histoire de sirène mais les origines du mythe disparaissent (en gardant juste l’idée que la sirène est un être aquatique) pour brosser le portrait d’une femme dangereuse (pour les hommes), aux pouvoirs étranges qui font peur, une sorte de sorcière. La série tombe malheureusement dans le piège d’une relecture simpliste de ces figures, à travers les yeux des personnages masculins, et évacue toute la portée féministe de la puissance de ces figures féminines.
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La sirène est réduite à un animal, mi reptile-mi poisson
Comme Ulysse attaché au poteau, nous regardons, impuissant.e.s, Théa et son corps ondoyant, interprétée par Laetitia Casta, débarquer sur une île qui n’est pas nommée, pour trouver ses prochaines victimes, tout en cherchant à rentrer en contact avec Chloé (Noée Abita). Cette jeune fille à la chevelure noire et au regard perdu semble partager le « pouvoir » de Théa. Quand un homme tente de la violer sur la plage, il se retrouve aux urgences, elle a failli le tuer, malgré elle. On ne comprend pas bien alors le « pouvoir » de ces sirènes-sorcières, puisqu’entre agression sexuelle et relation consentante, les scénaristes (Gaia Guasti, Aurélien Molas) ne semblent pas faire de différence de modus operandi.
Julien Trousselier filme l’île (on reconnaît la Corse et on aperçoit même un drapeau en plan large) et ses bas-fonds comme une carte postale. On pense au très beau Evolution de Lucile Hadzihalilovic qui avait su donner à son île inconnue une inquiétante poésie qui manque dans la série. D’autres plans, qui sexualisent les jeunes filles jolies – et pas que les sirènes – sont carrément agaçants. La meilleure amie de Chloé (Alba Gaia Bellugi) nous est présentée en soutien-gorge rose pendant qu’elle applique du vernis à ongles, pour enfiler un t-shirt quelques minutes plus tard. Un plan montre Chloé seins nus se regardant dans une glace, juste avant qu’elle ne se les couvre. Rien ne justifie ces choix. Les hommes eux restent presque toujours couverts. Quand Théa chevauche sa prochaine victime, la caméra s’attarde sur ses fesses ondulant à contre-jour. L’incarnation de la sirène est réduite à celle d’un animal, mi reptile-mi poisson – Laetitia Casta n’est autorisée à articuler que deux phrases en deux épisodes. Une île, au fond, ne fait rien de ses personnages féminins, tout en les mettant en avant… Les mythologies entourant la sirène sont quant à elles réduites à l’idée que la sexualité féminine, lorsqu’elle n’est pas tenue, dévore littéralement les hommes. La sirène n’est finalement ni Théa, ni Chloé mais la série en elle-même, qui par la beauté de son cadre et des corps parfaitement normés qu’elle met en scène, tente de nous charmer, avant de nous asphyxier.
Hocus-Pocus australien
Sur une autre île lointaine non nommée (sommes-nous en Irlande ou en Australie ? Le mélange des accents des acteurs et actrices est aussi déroutant), les sorcières de l’Australienne Lambs of God (compétition officielle) sont farfelues, se rapprochant plus du film des années 90 Hocus Pocus. Elles sont sales, boivent du sang, passent leur journée les mains dans la terre de leur couvent où elles vivent en vase clos et hors du temps, jusqu’à ce qu’un prêtre pénètre leur enceinte. La présence masculine va perturber leur matriarcat, cet homme va devenir leur prisonnier.
Dans cette série au ton burlesque-horrifique, on ne sait jamais sur quel pied danser. On a du mal à rire aux blagues et actes grivois autour de la masturbation, on a aussi du mal à vraiment rentrer dans la sous intrigue policière qui montre une sœur cherchant son frère, le prêtre « disparu ». Même les visages familiers d’Ann Dowd (The Handmaid’s Tale) et de Jessica Barden (The End of the Fucking World) nous laissent un peu indifférent.e. On se doute que la showrunneuse Sarah Lambert voulait articuler un discours autour de la puissance des femmes.
A plusieurs reprises, les trois femmes reformulent les contes connus, comme le petit chaperon rouge, avec un twist féministe. Elles tricotent leurs vêtements dans lesquels elles racontent leurs propres histoires (on pense à Pénélope dans l’Odyssée). Dans le premier plan, on voit la jeune sorcière allongée dans l’herbe, une araignée tisse sa toile au-dessus de son visage. On comprend que Lambs of God a tenté de filer l’idée d’une (ré)écriture féminine d’une histoire, mais on ne sait toujours pas de quelle histoire il s’agit.
Possession en Arizona
Ce dont parle Chambers est beaucoup plus clair. En Arizona, une adolescente d’origine amérindienne, Sasha, fait une crise cardiaque au moment où elle s’apprête à perdre sa virginité. Les médecins lui greffent le cœur d’une jeune femme morte le même jour, Becky. Claire Denis, en adaptant L’Intrus de Jean-Luc Nancy, avait élaboré toute une réflexion autour de l’identité d’un personnage quand il porte le cœur d’un autre. Mais ici, l’arrivée du cœur se double de visions. Sasha commence à avoir accès aux souvenirs de Becky, un pouvoir qu’elle a du mal à contrôler mais qui l’obsède. Le cœur de la morte a pris possession de son esprit, elle revit des expériences traumatiques, ressent des émotions jusqu’alors inconnues. Elle rencontre bientôt les parents de la jeune fille solaire (dont Uma Thurman, étonnante en mère endeuillée).
Dans les deux premiers épisodes de cette création due à la trentenaire débutante Leah Rachel (Netflix met en ligne la première saison le 26 avril), le conte d’apprentissage horrifique se mêle à une approche sensuelle et souvent sidérante des corps et des paysages. Sasha a du mal à connecter avec son héritage amérindien et à ses traditions. Mais on pressent qu’au fil des épisodes la conquête de son pouvoir et l’acceptation de ses origines vont lui permettre de transformer ses visions en une force indestructible. Une vision moderne du mythe de la sorcière qui transforme l’image de la femme au nez crochu tueuse d’homme en une figure féministe se réappropriant des connaissances et la puissance de son corps. C’est ce que prédit déjà une tempête de sable haute en couleur dans le désert de l’Arizona dont l’énergie et la beauté marquent nos rétines. Comme dans Une île, l’héroïne de Chambers découvre son corps. Mais nous vivons cette découverte sans l’observer à distance, dans le flux de son sang et de ses veines.
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