De « Game of Thrones » à « Girls » en passant par « Homeland », l’adjectif « réaliste » est souvent utilisé pour critiquer ou, à l’inverse, soutenir une série. Derrière ce mot fourre-tout se cachent des sentiments mitigés, qui touchent à l’efficacité d’un programme mais aussi à la notion de représentativité de l’art.
C’est un adjectif qui revient inlassablement. La semaine dernière encore, nous publiions sur les Inrocks Premium une bande dessinée de la dessinatrice Mirion Malle dans laquelle elle critique le traitement des personnages féminins dans la saison 5 de la série Game of Thrones.
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Le contre-argument de certains lecteurs ne tarde pas à fuser : la dessinatrice n’a “rien compris”, car la série ne ferait que reproduire la manière dont les femmes étaient traitées au “Moyen Âge”. L’acharnement de la série à faire subir les pires sévices aux personnages féminins serait tout simplement “réaliste”, donc incontestable. Qu’importe que le programme soit adapté d’une histoire tirée de l’imagination de George R. R. Martin ou que les personnages alternent les rencontres avec des dragons, des Hommes de Pierre ou des monstres de fumée noire. L’argument du « réalisme » tombe comme un couperet, telle une évidence.
Le raisonnement n’est pas sans rappeler celui des défenseurs de la franchise Assassin’s Creed à l’époque où son dernier volet, Assassin’s Creed Unity, avait été critiqué car il ne proposait aucun personnage féminin jouable, contre quatre personnages masculins dans la version multijoueur. “Ce ne serait pas réaliste”, affirmaient-ils, car à l’époque de la Révolution française, les assassins d’élite n’étaient que des hommes. Logique.
Si on peut contester les critiques liées au sexisme dont feraient preuve les scénaristes de Game of Thrones, parler de réalisme est pourtant toujours un terrain glissant. Stéphane Rolet, maître de conférence à Paris VIII et auteur de Le Trône de fer. Le pouvoir dans le sang, nous l’explique :
« Ici quand les gens parlent de réalisme, il s’agit bien sûr d’une notion transhistorique, susceptible de s’appliquer à n’importe quelle œuvre et qui renvoie à une plus ou moins grande capacité d’une œuvre à imiter le réel. Dans le cas précis de Game of Thrones, la question du réalisme se heurte d’emblée à une difficulté, qui est l’absence de réel de référence. Puisque l’œuvre appartient au genre de la fantasy et qu’elle se revendique, aussi bien du côté de George Martin que des showrunners, de la construction d’un monde imaginaire. »
Il prend notamment l’exemple du roi Joffrey, dont la ressemblance à un buste de l’empereur romain Caligula a été accentuée dans la série. « La ressemblance est constamment juxtaposée aux motifs des tissus qui ornent ses vêtements. Les motifs de ces tissus sont empruntés au mouvement Arts & Crafts de William Morris, un mouvement du XIXe siècle, qui s’inspire lui-même de la Renaissance.”
Calígula vs Joffrey Baratheon pic.twitter.com/6juEaEuyNA
— Sima García (@Sima_Garcia) 19 Juillet 2015
Et de continuer:
« On voit bien que pour les créateurs de la série, et George R. R. Martin, les sources historiques sont des briques, une espèce de gigantesque Lego, pour satisfaire le désir des créateurs et pour donner de l’efficacité à la fiction. Elles sont un ingrédient. Mais on se tromperait en revenant aux sources historiques et en essayant d’en faire ce qui va donner de la cohérence à l’histoire racontée. »
Qu’est-ce qu’une série “réaliste” ?
Dans le domaine des séries, le réalisme est en fait un qualificatif qui revient sans cesse. Que ce soit « les cinq familles de séries les plus réalistes » ou lorsque l’on se demande si “la série Empire est réaliste » et que l’on invite les « pros de l’industrie » à donner leur avis sur la question. Certains vont même jusqu’à opposer au “réalisme” le “ridicule”. Tout ce qui n’est pas conforme à une certaine idée de la vérité et de l’objectivité est ainsi relégué au risible, à la plus basse moquerie.
En 2011, le site Flavorwire s’est ainsi essayé à classer les séries qui se passent à New York, en passant de celle qui représente la ville de la manière la plus véridique à celle qui en donne une image iréelle. « Les séries qui se passent à New York ont échoué en essayant de représenter New York à l’écran, souvent parce qu’elles s’obstinaient à accumuler les paysages de Central Park pittoresques au lieu de comprendre quelle nourriture les New-Yorkais consomment, combien ils paient de loyer, la manière dont ils parlent à leurs voisins, et le fait que la majorité d’entre nous ne passe pas tant de temps que ça dans Central Park« , écrit la journaliste Romy Oltuski en guise d’introduction.
Son prisme d’analyse la pousse à déduire que New York, unité spéciale n’est pas une série “réaliste” car les voitures des policiers ne sont que trop rarement coincés dans les bouchons de Manhattan. Ou que Gossip Girl n’est pas semblable au “réel” car les clubs “tendance” ne se trouveraient pas exactement à l’endroit montré dans la série de la CW. Ces arguments pourraient sembler dérisoires s’ils ne révélaient pas, parfois, quelque chose de plus profond.
L’art doit-il être réaliste ?
Lors de la diffusion de la première saison de Girls, Lena Dunham s’est attiré les foudres d’une partie du public pour sa représentation d’un Brooklyn considéré “trop blanc”. “Je pense que je suis peut-être la voix de ma génération. Ou en tout cas une voix… d’une génération”, explique pourtant très sérieusement l’héroïne, Hannah, à ses parents dans le premier épisode de la série. Rapidement, la journaliste du New York Times, Jenna Wortham, a pris sa plume pour expliquer son malaise, devant cette représentation de quatre femmes blanches et leurs petits copains blancs qui fréquentent des amis blancs. « Ils sont comme nous mais ils ne sont pas nous. Ils sont comme moi mais ils ne sont pas moi« , a-t-elle asséné dans une tribune.
« Le problème de Girls, c’est que même si le programme arrive à montrer des personnages féminins qui ne sont pas des caricatures, il est aliénant. Un groupe de quatre conçu pour parler à un segment bien particulier du public, alors que la série a le potentiel de devenir bien plus que ça. Et c’est une putain de déception. »
Pour Wortham, le problème réside notamment dans le fait que l’argument marketing de Girls présentait la série comme “vraie”, une série sans mise en scène qui sublime les personnages, une série “crue” censée montrer le vrai quotidien des habitantes de Brooklyn. A ces critiques, Lena Dunham a répliqué :
« Je suis moitié juive, moitié wasp (anglo-saxon protestant blanc), j’ai créé deux personnages juifs et deux personnages wasp. Ce n’est pas parce que la vie d’une fille afro-américaine et celle d’une fille blanche sont drastiquement différentes, mais il doit quand même y avoir une certaine spécificité à cette expérience que je n’arrivais pas à communiquer. J’ai vraiment écrit cette série en faisant confiance à mes tripes, et chaque personnage était une partie de moi ou inspiré de quelqu’un. (…) J’ai écrit quelque chose qui était extrêmement spécifique à mon expérience, et j’ai toujours essayé d’éviter de parler d’expériences dont je ne peux pas parler correctement. »
Pour certains, les critiques que Girls a reçues pourraient venir d’un élément aussi banal que son titre : « Parce que la série s’appelle Girls et pas, disons, “Cupcakes”, on a l’impression qu’elle va être beaucoup plus universelle qu’elle ne l’est« , a avancé l’auteure Molly Lambert sur le site Grantland.
Stéphane Rollet pousse la logique plus loin :
“Il me semble que d’une manière générale, l’argument du réalisme est souvent utilisé par les défenseurs de Game of Thrones, et d’autres séries, pour éviter de répondre à des critiques qui en fait relèvent de la morale, de l’idéologie, du bien et du mal, de ce qu’il est possible, licite, impératif, de montrer ou ne pas montrer à l’écran.”
Le réalisme comme étalonnage de l’efficacité d’un programme
Parfois, l’argument du “réalisme” est également utilisé simplement pour juger de l’efficacité d’un programme. A la sortie de Sense8, la nouvelle série de Netflix créée par Lana et Andy Wachowski, les critiques se sont écharpés. D’un côté, ceux portés par le lyrisme cathartique du programme. De l’autre, les sceptiques face à la grandiloquence des plans et les aspects trop fantastiques du scénario.
En 2013, la critique du Huffington Post Maureen Ryan s’est fendue d’une tribune assassine à l’encontre de la saison 3 de Homeland. Elle s’acharnait sur la scène finale de ce volet, au cours de laquelle Carrie Mathison dessine une étoile au marqueur sur le mur de la CIA qui honore les agents tombés au combat. “Ça n’a pas grand sens« , a-t-elle asséné, car selon elle, la CIA devrait avoir « des caméras partout » et « voir ce qu’elle fait ».
Nous avions alors tenté de souligner combien l’utilisation du “réalisme”, à travers une critique aussi tatillonne sur un point de détail, montrait quelque chose de plus profond : un « contrat » qui s’est brisé, « fondé sur la croyance entre Homeland et certains de ses spectateurs. » Car c’est bien de cela que l’on parle, lorsque l’on décide de « croire » ou non en le « réalisme » d’une série. Depuis la série Happy Days, on utilise l’expression « sauter au-dessus du requin » lorsqu’un élément d’un scénario a poussé le téléspectateur à sortir d’un programme série.
https://www.youtube.com/watch?v=t4ZGKI8vpcg
Dans le programme des années 70-80, le public a perdu foi en ce qu’il regardait lorsque Fonzie a chaussé des skis et sauté au-dessus d’une cage dans laquelle remuait un petit requin. Dans Dallas, lorsque les scénaristes ont décidé que toute la saison 9 ne serait en fait qu’un rêve de Pamela Ewing. Pour Maureen Ryan, Homeland aura sauté au-dessus du requin au moment où Carrie a dessiné une étoile au marqueur noir sur le mur de la CIA. Un geste suffit pour que la « réalité » soit bouleversée.
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