Saison 4 de Black Mirror, inégale mais passionnante anthologie sur nos addictions à la technologie. Son créateur et showrunner, l’Anglais Charlie Brooker, éclaire notre expérience contemporaine d’une lumière sombre.
Gratter l’époque dans ce qu’elle a de plus inquiétant, voilà la tâche que s’est assignée Charlie Brooker, le créateur de Black Mirror, avec un petit sourire inquiet et néanmoins satisfait au coin des lèvres. Diffusée pour la première fois sur Channel 4 en Angleterre il y a déjà six ans, avant d’être reprise par Netflix à partir de sa troisième saison, la série est devenue un peu plus qu’un phénomène ultracommenté.
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Elle incarne une forme de veille esthétique et morale sur les folles aventures contemporaines liées aux technologies et à leurs conséquences intimes et politiques, en créant un monde dystopique – c’est-à-dire un futur plus ou moins proche et fantasmé – où quelque chose comme notre esclavage collectif est en train de se jouer. L’angoisse.
Et si, et si, et si ?
La plupart des épisodes de cette anthologie, vieille forme télévisuelle remise au goût du jour où chaque histoire met en scène des personnages différents, reposent sur le principe simple du “Et si…?” Et si quelque chose se mettait subitement à déconner un peu plus dans un monde qui ressemble furieusement au nôtre ? Et si la vie devenait un enfer où tout le monde est noté comme un chauffeur Uber – Nosedive, saison 3 ? Et si tout à coup un pays entier se mettait à vouloir regarder son Premier ministre en train de copuler avec une truie en direct à la télé – The National Anthem, saison 1 ?
“Ce ‘Et si… ?’ est à peu près toujours la première phrase que je prononce lors des sessions d’écriture, confirme joyeusement Charlie Brooker, dont la popularité en Angleterre est d’abord due à son statut de chroniqueur et satiriste réputé. Ma façon de faire, c’est que je travaille d’abord avec Annabel Jones, co-showrunneuse, et la personne qui supervise les scénarios, Chandni Lakhani. Nous discutons d’idées qui peuvent mener à des histoires, nous évoquons des infos et récits qui nous ont interpellés.
“Quand une idée a pris forme, je vais mettre sur papier un traitement de quelques pages, puis on en reparle, et là j’écris le scénario pour de bon”
Quand une idée a pris forme, je vais mettre sur papier un traitement de quelques pages, puis on en reparle, et là j’écris le scénario pour de bon, le soir chez moi, plutôt tard. Quand je sais où je vais, l’écriture est assez rapide. Je me fais des playlists d’electro minimaliste, ça m’aide à atteindre une forme de transe.”
A l’été 2016, Brooker a commencé à imaginer la nouvelle saison avec, pour la première fois, la certitude que le monde allait plus vite que lui. Sa méthode face à une réalité qui dépasse l’imagination ? Rester concentré sur les bases de la série, sa manière d’embrasser le pire en déconstruisant patiemment l’expérience contemporaine.
« Echapper au glauque et de proposer une évasion”
“Je ne dirais pas que Black Mirror essaie de lancer des avertissements sur l’époque. J’emploierais plutôt le terme d’inquiétude. Depuis que j’ai écrit cette nouvelle saison, beaucoup de choses se sont passées. Par chance, je ne fais pas un commentaire direct sur ce qui arrive dans le monde. Je pense que les événements se glissent en moi de manière plutôt inconsciente. J’essaie d’abord de cerner une histoire intéressante et divertissante plutôt que d’observer les événements politiques, sociaux ou technologiques en me grattant la tête. La nouvelle saison, cela dit, est sans doute un peu plus légère que les précédentes, plus mainstream peut-être. J’avais envie d’échapper au glauque et de proposer une évasion, un peu plus fantastique, même si ma vision du divertissement n’est pas celle de tout le monde !”
A vrai dire, la légèreté ne saute pas aux yeux dans cette quatrième saison de Black Mirror, pas plus que dans les précédentes en tout cas. L’épisode Arkangel, réalisé par Jodie Foster, se situe dans la lignée des petits récits moraux dont la série s’est fait une spécialité. On y voit une mère surveillant sa fille – elle a trop peur pour elle – en lui implantant une puce électronique dans le cerveau. Celle-ci lui permet d’assister en direct à ce que son enfant voit et de brouiller les images trop violentes auxquelles elle peut être confrontée. Evidemment, tout cela devrait mal se terminer.
Brooker s’amuse, tel un archéologue des bas instincts, à tendre un miroir sombre – “black mirror” – à la veulerie et aux passions humaines, surtout quand elles s’adonnent aux écrans en leur faisant une confiance aveugle. A plusieurs reprises dans la saison, des transferts d’images et d’imaginaires fatals ont lieu entre divers personnages. A certains moments, Black Mirror s’amuse comme un chat avec ses souris de ses spectateurs et personnages, en les prévenant du pire qui frappe à la porte : “Nous voulons que chacun reconnaisse sa vie, d’une certaine manière.”
Un imaginaire plutôt ludique
Les leçons de choses de Charlie Brooker peuvent lasser, même si bien souvent le créateur réussit à dépasser ses propres instincts de moraliste prévisible. Après tout, quand on lui demande quels sont ses films préférés – les six épisodes de Black Mirror 3 sont considérés par leur auteur comme de “petits films” –, il s’amuse à déjouer tout esprit de sérieux. “Si je devais établir la liste de mes longs métrages préférés de tous les temps, elle comprendrait Y a-t-il un pilote dans l’avion ?, Boogie Nights, Harold et Maude et sûrement Robocop ! Mon rapport à la science-fiction passe plutôt par le cinéma – et la télé, évidemment – que par les livres.”
Autour des cas d’étude que propose la série, qui semblent tout droit sortis d’un petit manuel de bonne conduite à l’heure du numérique, Brooker parvient à structurer un imaginaire plutôt ludique. USS Callister, le chapitre le plus fun et dur à la fois de cette nouvelle salve d’épisodes, déploie une réflexion menaçante sur la réalité virtuelle et les relations toxiques entre salariés dans les entreprises d’aujourd’hui, tout en se présentant comme une parodie grinçante de Star Trek.
Quelque chose de la tristesse fascinante d’In the Mood for Love sur les rendez-vous ratés s’immisce parfois dans les replis de l’épisode
Mais les petits contes tristes sur la vie que propose Charlie Brooker ne sont peut-être jamais meilleurs que lorsqu’ils acceptent une certaine sentimentalité. On se souvient du magnifique mélo lesbien San Junipero la saison précédente, sans doute le meilleur épisode de toute la série. Cette année, Hang the DJ (en référence aux paroles de la géniale chanson des Smiths, Panic, qui sublime d’ailleurs la scène finale) décrit un monde où les applis de rencontres sont toujours plus sophistiquées.
Les romances virtuelles contemporaines sont devenues minutées. Elles ne durent que le temps choisi par un algorithme censé donner aux participants, après plusieurs tentatives, la ou le partenaire idéal(e). Quelque chose de la tristesse fascinante d’In the Mood for Love sur les rendez-vous ratés s’immisce parfois dans les replis de l’épisode. Même si le niveau de San Junipero n’est malheureusement pas atteint.
Du drame psychologique à la parodie et à l’horreur
Pour nous, le sommet de cette quatrième saison de Black Mirror est ailleurs, dans une petite histoire de quarante minutes filmée en noir et blanc par David Slade et sèche comme un coup de trique. Metalhead n’est rien d’autre qu’un pur survival où de petits robots tueurs poursuivent une victime forcément essoufflée, façon Duel miniature.
Cette tentative brillante montre la vraie originalité de la série : son sens de la transformation, sa capacité à muter. Plus qu’un moraliste omniscient capable de sonder les maux d’une époque, Charlie Brooker est d’abord un styliste hors pair capable de changer d’habits comme un magicien, un virtuose de la variation.
Depuis sa reprise par Netflix l’année dernière, la série est devenue plus ouvertement internationale. Elle convoque à la fois son identité anglaise et un goût plus nouveau pour les autres territoires (ici, l’Islande et l’Amérique notamment) qui impressionne, tant les perspectives et les imaginaires s’ouvrent. Les multiples glissements géographiques opérés par Black Mirror vont bien sûr de pair avec les glissements entre les genres : cette saison va du drame psychologique à la parodie, jusqu’à l’horreur.
“Inventer une matière sérielle qui se transforme sans arrêt”
“La première exigence de Black Mirror, c’est la surprise, explique Brooker. La continuité se trouve plutôt dans une écriture qui m’est propre, parce que tout passe par ma tête à un certain point. Le mélange des genres que nous tentons de mettre en place n’est pas inédit à la télévision si on pense à La Quatrième Dimension dans les sixties, dont certains épisodes étaient vraiment proches de la comédie, ou de l’horreur, ou de la pure science-fiction. J’aime bien l’idée de réactiver cette vieille habitude télévisuelle. Les spectateurs et spectatrices ne savent pas à quoi s’attendre en démarrant un épisode. Ils tombent sur une histoire d’amour ou sur tout autre chose, pensent à Roald Dahl ou aux Contes de la crypte. Idéalement, nous pouvons inventer une matière sérielle qui se transforme sans arrêt.”
Cette façon de se vouer en dernière instance aux puissances de l’entertainment, voilà peut-être ce qui sauve Brooker et sa série de l’ennui existentiel le plus dark, aux temps de Trump, du Brexit et des populismes triomphants. L’intéressé ne nie pas être hanté par des angoisses singulières qu’il parvient à dépasser. “Je ne suis pas désespéré tous les jours. Parfois, je pense que le chaos actuel est nécessaire, pour préparer la suite : j’imagine que la prochaine génération va tout nettoyer et arrêter de subir toutes ces merdes. Parfois, je m’incline et je flippe. Je vais de l’un à l’autre. Au moment où je pense que tout va s’écrouler, j’imagine que tout va aller mieux.”
Black Mirror Saison 4. Le 29 décembre sur Netflix
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