Le parcours et la mort de ce jeune Français d’origine algérienne, tombé sous les coups de la police en décembre 1986, est reconstitué avec minutie par Antoine Chevrollier. Une fiction en 4 épisodes à découvrir sur… Disney+.
“L’État assassine, un exemple Malik Oussekine […] paix à toutes les victimes.” Combien sommes-nous à avoir entendu ces mots dans l’album de rap incroyable qui accompagnait La Haine, le film de Mathieu Kassovitz sorti en 1995 ? Cette punchline du groupe Assassin a percuté le futur réalisateur Antoine Chevrollier alors qu’il avait 13 ans. Malik Oussekine, jeune Français d’origine algérienne, était tué rue Monsieur-le-Prince presque dix ans plus tôt.
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Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, des policiers du peloton des voltigeurs – section à moto créée en 1969 pour se glisser rapidement dans les cortèges de manifestant·es, un agent pilotant la moto tandis que le second tenait la matraque – l’ont poursuivi en marge d’une intervention contre des étudiant·es uni·es face au projet de loi Devaquet, à la Sorbonne. Oussekine rentrait d’un concert de jazz et n’a pas survécu aux nombreux coups de matraque assénés. Une simple bavure, la malchance de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment ? C’est évidemment beaucoup plus que cela.
Malik Oussekine, tué par la police française
Ce soir-là, les fils d’une blessure non cicatrisée se sont déchirés brutalement, comme le retour d’une violence française. Une affaire majeure qui a interrogé les rapports postcoloniaux entre France et Algérie, éclairé le rôle de la police dans les discriminations et les violences contre la jeunesse non blanche. Un moment central des années 1980 françaises, celles de l’illusion pacifiée de “Touche pas à mon pote”. Un tournant toujours vivace dans les esprits, qui résonne en 2022 très puissamment alors que les violences policières inondent nos fils Twitter et les rues, de Saint-Denis à Minneapolis.
En ce mois de mai, l’affaire trouve sa première représentation audiovisuelle majeure et à visée populaire, Oussekine, minisérie en quatre épisodes à la sobriété bienvenue, subtile dans
sa manière de ne rien céder : oui, Malik Oussekine a été tué par la police française ; oui, l’État a menti sur les circonstances de sa mort. À notre grande surprise, Disney+ s’empare de ce récit drivé par un ancien du Bureau des légendes et de Baron noir, Antoine Chevrollier, tout juste 40 ans, qui fut assistant du réalisateur expérimental Philippe Grandrieux. Un gamin d’Angers pour qui le nom de Malik Oussekine est “resté gravé”.
“Au-delà de l’aspect factuel – la mort d’un jeune Français d’origine algérienne dans un hall d’immeuble, sous les coups des policiers –, j’ai très vite compris qu’on pouvait raconter la grande histoire d’un côté, une forme d’intimité de l’autre. En rencontrant la famille et les protagonistes, j’ai touché le cœur de ce qui m’intéressait : la perte d’un petit frère et d’un fils. Cela devait être la colonne vertébrale de la série, qui permet d’ouvrir sur tout le reste, le politique, le policier, le judiciaire…”
Finement tricotée, même si elle cède parfois aux sirènes trop bien élevées de la fiction française classique (surtout dans son troisième épisode), la série ne fait pas de la nuit fatale à Malik Oussekine sa seule destination. Nous traversons la France de la première cohabitation – entre 1986 et 1988, Jacques Chirac devient Premier ministre de François Mitterrand, avant la réélection de ce dernier –, mais aussi le destin singulier des Oussekine, famille des environs d’Oran immigrée en France dès les années 1950.
Un rappel nécessaire des meurtres d’Algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961
Hiam Abbass, actrice palestinienne installée en France, tant aimée pour son parcours hors norme (récemment, on l’a vue dans Succession et la pépite Ramy), incarne la mère de Malik, touchée de plein fouet. “J’ai trouvé ce scénario sublime, raconte-t-elle depuis New York. Quand j’ai appelé Antoine, j’ai seulement pleuré. Je me suis dit qu’il était important d’aller explorer cette émotion jusqu’au bout. C’était une nécessité pour lui de raconter cette histoire, et ça l’est devenu pour moi.”
Cette nécessité dont parle la comédienne, Chevrollier l’a transformée en récit au fil de ses recherches avec son coscénariste Cédric Ido, bientôt rejoint par Faïza Guène et Julien Lilti : archives de l’INA, articles de presse, accès au dossier d’instruction de l’affaire jugée en 1990, contact avec la famille Oussekine, très présente.
“Je crois qu’il y a des métastases historiques françaises qui se doivent d’être racontées”
Mais l’intérêt de la série tient aussi à sa vision panoptique. Une scène forte du premier épisode montre les meurtres d’Algériens jetés du Pont-Neuf lors de la manifestation du 17 octobre 1961 – Maurice Papon est alors préfet de Paris –, comme un rappel que l’affaire s’est inscrite dans une violence d’État spécifique.
“Je ne sais pas s’il y a un alpha de la violence policière envers la population immigrée en France, mais je sais que le 17 octobre et la mort de Malik Oussekine sont des étapes importantes, explique prudemment Antoine Chevrollier. Sa famille participait à la marche du 17 octobre 1961. J’ai voulu travailler en creux ce que sont les blessures transgénérationnelles. Un arrière-grand-parent peut transmettre consciemment ou inconsciemment une blessure, une impossibilité, une peine.
Je crois aussi qu’il y a des métastases historiques françaises qui se doivent d’être racontées. Et si on ne les panse pas, au sens d’une plaie, on n’arrivera pas à résoudre les problèmes contemporains. Si l’affaire Malik Oussekine avait été traitée sans cynisme de la part du corps politique de l’époque, on n’en serait certainement pas là. Pour moi, la défiance – d’autres diraient la haine – d’une certaine frange de la population française envers les corps policier ou étatique est liée à ces moments : le 17 octobre 1961, un crime d’État, et la mort de Malik Oussekine, une injustice. Le poète Souleymane Diamanka dit : ‘La haine est un chagrin qui s’est infecté.’ On est dans ce chagrin qui s’est infecté.”
Un écho aux décès de Cédric Chouviat et d’Adama Traoré
Lors du quatrième épisode, consacré au procès de deux des trois policiers qui ont tué Oussekine (Jean Schmitt et Christophe Garcia, seulement condamnés à des peines de prison avec sursis), l’attention se porte sur la stratégie de la défense qui a lié la mort du jeune homme à ses problèmes rénaux, pourtant maîtrisés à l’époque. Impossible de ne pas penser aux décès de Cédric Chouviat en 2020 et surtout d’Adama Traoré (2016), quand l’état de santé des victimes (soucis cardiaques, notamment) a été utilisé pour minimiser le rôle de leurs agresseurs policiers.
Sans faire allusion à ces cas précis, Hiam Abbass évoque le caractère contemporain de la série : “Ce n’est pas ma place que de commenter une histoire de manière politique. Ce que je peux dire, c’est que l’affaire Malik Oussekine se projette jusqu’à aujourd’hui car elle est aussi l’affaire personnelle de chacun. Nous avons la responsabilité d’observer ce qui se passe autour de nous et de construire notre jugement. La série n’a pas été créée pour cela, mais ce travail peut devenir celui du public. Il est évident qu’on ne peut pas voir Oussekine sans faire référence à ce qui se passe aujourd’hui en France ou ailleurs.”
Réactives et nécessaires, les séries s’emparent des violences policières ce printemps. En plus d’Oussekine, le génial créateur de The Wire, David Simon, revient à Baltimore avec We Own This City pour évoquer la mort de Freddy Gray en 2015 dans des circonstances comparables à celle de George Floyd. L’acteur Jamie Hector, qui incarnait le dealer Marlo Stanfield dans la série des années 2000, interprète cette fois un flic à la recherche de brebis galeuses dans ses propres rangs.
Son avis, recueilli au festival Séries Mania, fait écho à celui de l’équipe d’Oussekine : “Le pouvoir absolu est complètement corrompu, les violences policières en sont un exemple parfait, explique-t-il. Il y a au sein de la police des hors-la-loi, il y a ceux qui nous sauvent et ceux qui nous prennent des choses et nous tuent […] Y a-t-il eu du changement ? Oui, mais pas assez rapide. Je remercie Dieu pour les téléphones qui filment. Il en est question dans We Own This City : cette invention a sauvé des vies et permis au monde de voir ce qui se passe. Des lois ont été adoptées. Mais tant reste à faire. L’une des façons d’ouvrir le dialogue à ce propos, c’est de créer des œuvres qui posent toutes ces questions.”
Justice pour Malik
Habité par le sujet, Antoine Chevrollier s’interroge sur le moment qui permet enfin de s’adresser à un large public, sur les raisons pour lesquelles Malik Oussekine nous hante collectivement plus de trois décennies après sa mort. “Malik était solaire, intouchable, aérien, dans une célérité de vie. À l’époque, on employait le mot ‘intégration’, ou ‘assimilation’, ce qui est un peu curieux, mais il était dans ce processus très ‘années 1980’. C’est ce qui le rend intéressant, je crois. Mais pourquoi lui ? Pourquoi Malik Oussekine est-il devenu une icône de la contestation populaire ?
Si son histoire a marqué une génération, je pense que c’est parce que pour la première fois une victime a été mise en avant. Avant, c’était un Arabe, un Noir, un communiste qu’on tuait. Pour la première fois en 1986, on a un nom, un prénom et un visage. Son massage cardiaque a été diffusé à la télé. Il s’est passé quelque chose de fondateur.” Hiam Abbass conclut avec la hauteur qui la caractérise : “Avec cette série, nous voulons retranscrire cette histoire authentiquement et, surtout, rendre justice à ceux à qui on a enlevé la justice.”
Oussekine d’Antoine Chevrollier, sur Disney+ en mai.
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