Alors que la seconde saison de « The Handmaid’s Tale » s’est clôturée il y a quelques heures, plusieurs journalistes et critiques ont jugé problématique la manière de représenter les violences faites aux femmes dans le show. Mais, à l’heure de #MeToo et Time’s Up, ce regard, aussi brutal et insupportable soit-il, n’est-il pas nécessaire pour tenter de transformer notre société ?
Les derniers feux de The Handmaid’s Tale saison deux se sont éteints avec un treizième épisode plein de bruit et de fureur. Mais le sentiment de déception, lui, persiste. Après une arrivée en fanfare sur la scène pas si fournie des grandes séries féministes contemporaines, l’adaptation du roman dystopique de Margaret Atwood a connu un sévère retour de bâton cette année – constituée d’intrigues détachées du livre – pour cause de dureté à tous les étages. Trop de douleur tue la douleur, disent en substance les mécontent.e.s.
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Jouir du malheur des femmes?
Plusieurs articles comme celui de Lisa Miller dans The Cut au début du mois de mai ou un autre plus récent de la journaliste française Nora Bouazzouni dans Slate, ont dénoncé une certaine tendance de la série showrunnée par Bruce Miller à utiliser de manière complaisante les violences faites aux femmes, allant jusqu’à employer l’expression « torture porn ». Comme s’il fallait cesser de regarder tout ce sang couler. Comme si montrer des femmes humiliées et déshumanisées ne devait pas exister dans une perspective féministe.
Il s’agit pourtant du présupposé de la fiction. Dans la République de Gilead où se déroule la série, les femmes ont été privées de leurs droits – jusqu’à celui de lire. Suite à une catastrophe écologique, le taux de fertilité est tombé en flèche et les rares jeunes femmes encore capables d’enfanter sont réduites à l’état d’esclave et violées, au service de maîtres et de maîtresses d’un plus haut rang social. L’héroïne de la série (interprétée par Elizabeth Moss, toujours plus intense et cabossée) fait partie de ces « servantes écarlates ». Le moins que l’on puisse dire est que le monde dans lequel elle évolue repose sur une violence particulièrement claire : celle d’un état patriarcal et dictatorial.
Faudrait-il ne rien en montrer, au prétexte que cela reproduit les pires clichés sexistes jouissant du malheur des femmes ? La question semble biaisée, ou en tous cas, limitée. Elle ignore ce qui constitue sans doute le vrai sujet ici: la manière qu’a la série de représenter la violence.
https://www.youtube.com/watch?v=16vqK_LbVvc
Des scènes de viol nécessaires
De ce point de vue, la deuxième saison de The Handmaid’s Tale a semblé parfois naviguer à vue, sans réelle boussole morale, une fois convaincante et pertinente, une autre fois fascinée par sa propre capacité à produire du morbide. La série a souvent montré son héroïne et d’autres personnages malmenées, en position d’être punies pour avoir tenté de fuir, ou sévèrement battues pour avoir enfreint la loi. Les viols ont continué. Sur ce dernier, The Handmaid’s Tale a suivi la même ligne de conduite forte et respectable qu’elle avait mise en place dès ses débuts, en n’érotisant jamais les violences sexuelles pour décrire une expérience froide, cruelle et mécanique, issue d’un système de pouvoir insupportable.
C’est bien la différence entre cette série et celles où les personnages féminins subissent un viol pour exciter spectateurs et spectatrices ou faire avancer une intrigue (comme dans Game of Thrones, True Detective, Les Experts, Esprits Criminels ou New York Police Blues, citées dans l’article de Nora Bouazzouni). La violence dans The Handmaid’s Tale nous paraît insupportable car elle traverse notre chair. Ici, le viol est filmé à travers la perspective du personnage féminin et c’est une différence capitale. La série impose aux spectateurs et aux spectatrices de regarder une violence genrée et qui concerne majoritairement des femmes, très rarement représentée du point de vue de la victime. Si nous préférons éteindre nos écrans et fermer les yeux, comment lutter contre ces violences misogynes? Nous avons cruellement besoin de mots et d’images pour transformer la manière dont ces actes sont tolérés dans nos sociétés. The Handmaid’s Tale aura au moins réussi à faire cela, ouvrir le débat.
Le début de la saison s’est révélé autrement gênant, avec une scène montrant un simulacre d’exécution collective au son de This Woman’s Work de Kate Bush. Ces quelques minutes filmées au ralenti et bouffies d’esthétisme angoissant avaient quelque chose de la séquence de la douche de Schindler’s List dans leur utilisation problématique du suspens pour décrire la sensation de la violence. Une sortie de route. Contrairement aux bases historiques sur lesquelles se reposait le film de Steven Spielberg, le monde de la série n’est le nôtre que par ricochets et anticipation, ce qui rajoute au problème. On sait que les scénaristes s’inspirent de réalités très diverses pour façonner leur univers quasi horrifique. Bruce Miller se justifiait de cette manière auprès de nous lors d’une interview: “Il se trouve que des fausses exécutions, il en existe partout et souvent : l’Amérique en a commis récemment, c’est une des manières de faire craquer les gens psychologiquement. Nous ne montrons que ce qui existe déjà. Nous n’inventons pas la noirceur”.
https://www.youtube.com/watch?v=vbhMu8L50KE
Violences féminines
Même si elle cherche à remixer les grandes figures de la violence contemporaine, il se pourrait que The Handmaid’s Tale soit plus intéressante quand elle invente justement une noirceur – qui était déjà présente dans le livre. Quand elle cherche une manière de figurer l’irreprésentable, sans jouer à la plus maligne avec ses personnages ou avec le public. Au-delà des viols marquants dans le contexte #MeToo et Time’s Up, cette deuxième saison a d’ailleurs mis en avant une autre facette moins explorée par les séries (sauf la récente Sharp Objects, actuellement en diffusion sur OCS) qui a trait avec la violence féminine. Le personnage d’Emily (Alexis Bledel) avait subi une ablation criminelle du clitoris lors de la première saison à cause de son orientation sexuelle, le régime la qualifiant de “traîtresse à son genre” en tant que lesbienne. Cette saison nous en a appris davantage sur son passé de professeure d’université mariée à une femme et mère d’un petit garçon, avant de faire de cette femme mutilée une guerrière capable de tout, y compris tuer de sang-froid. A travers Alexis, The Handmaid’s Tale démontre que les pires discriminations ne peuvent que susciter les désirs révolutionnaires et produire de la violence. La série ne peut donc pas se passer de la représenter frontalement.
L’autre instrument de lutte révolutionnaire, hormis la violence, reste l’utilisation du langage et de la lecture. Lorsqu’à l’épisode 7 de cette saison, le commandant Waterford se trouve hospitalisé, sa femme Serena – celle-là même qui tient les poignets de June quand elle subit les viols de son époux – reprend les fonctions de son mari, en écrivant des rapports et des lois. Elle demande alors à sa handmaid (sa servante) de l’aider, puisque le métier de June, pré-Gilead, était celui de correctrice. Serena lui tend un stylo, ce qui apparaît comme le geste le plus politique de la série. Les écrits des femmes – les lettres témoignages qui réussissent à arriver au Canada, l’inscription gravée “Nolite te bastardes carborundorum” (“ne laisse pas les connards te broyer”), les documents officiels écrits par June et Serena – demeurent le seul moyen de résister.
La femme est-elle une louve?
Mais rapidement, un autre discours s’adosse à celui de la prise de la plume comme arme, beaucoup plus problématique, autour de la reproduction. L’unisson des servantes et de leurs maîtresses pour renverser les hommes au pouvoir se réduit à un soubresaut d’intrigue comparé à l’avalanche de propos essentialisants mis en place par la série, qui bascule très vite dans un féminisme naturalisant. On pense à la scène d’accouchement de June à l’épisode 11, qui se déroule dans une maison abandonnée en pleine nature, après que cette dernière se soit retrouvée nez-à nez avec un loup.
L’image du mammifère couplée avec celle de June nue, par terre, au coin du feu, en sueurs, dont les grognements accompagnent la mise à bas de sa fille, ramène la jeune femme à un état de nature. Elle accouche comme une bête. Les dernières secondes avant que le bébé soit expulsé s’accompagnent d’une musique larmoyante, la tête de June se renverse, sa bouche expulse l’air. Son visage ressemble à celui d’une louve qui hurle. Dans le livre de Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, la “Femme Sauvage” s’incarne dans l’image de la louve, en représentant le retour à un “soi instinctuel.” La série promeut ce retour à “l’instinct maternel”, au sentiment d’amour “naturel” immédiat d’une femme pour sa progéniture, d’une mère louve prête à tout pour sauver son enfant.
https://www.youtube.com/watch?v=mhyNym8NlGI
La dernière image de cette saison va dans ce sens. June a l’occasion de s’enfuir de Gilead avec sa nouvelle fille, que Serena a accepté de lui confier pour qu’elle connaisse une vie meilleure en dehors des frontières de la dictature. Mais juste avant le moment fatidique, June présente une photo de Hannah, sa première fille, à son nouveau-né. Puisqu’elle n’a pas réussi à récupérer cette dernière qui lui a été enlevée par le régime, elle confie finalement son nourrisson à Emily et décide de ne pas fuir Gilead. Non pas pour renverser un régime politique, mais parce qu’elle veut aussi sauver sa première fille restée ici.
Une série anti-GPA ?
Ce discours naturalisant s’accompagne d’une vision des femmes comme partageant toutes l’obsession de la maternité. Même la plus rebelle, Emily, reste obsédée par son enfant, dont elle a été séparée. Sous le régime de Gilhead, les enfants peuvent survivre seulement s’ils sont en contact avec leur mère biologique. La santé de la fille de Janine, la borgne, s’étiole alors qu’elle vit chez un couple de « Commandants ». Il faut que Janine la porte contre elle pour que son enfant reprenne des forces. Quand June, qui n’avait plus de lait, se retrouve dans la-même pièce que son enfant, deux énormes auréoles tâchent sa robe rouge au niveau des seins: le lait est immédiatement remonté. Le corps maternel, le sein maternel, restent essentiel aux bien-être de ces nouveaux nés. Une manière détournée pour la série, sous couvert de positions féministes, de s’opposer à la GPA et de promouvoir un retour à l’accouchement naturel et à l’allaitement au sein? C’est peut-être le sous-texte dérangeant de cette saison.
Car dans The Handmaid’s Tale, aucun autre discours sur la maternité ne peut éclore. Les bonnes mères sont les mères biologiques, celles qui adoptent les enfants sont forcément de mauvaises mères dévorantes. Aucune servante ne rejette l’enfant qui sort de ses cuisses, même s’il est né d’un viol. Finalement, le discours naturalisant autour de la maternité nous apparaît bien plus brutal que les scènes de viol. Car ces scènes, qui donnent à certain.e.s la nausée, restent nécessaires sur nos écrans, davantage que la béatification de la grossesse.
La saison 2 de The Handmaid’s Tale est disponible en intégralité sur OCS.
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