Alors que sa longévité lui permet de se reposer sur ses lauriers, la série médicale de Shonda Rhimes n’en oublie pas pour autant son lien avec l’actualité, et a proposé au public américain un épisode bouleversant, qui ose traiter frontalement d’un sujet complexe.
C’est l’une des images les plus fortes vues dans les séries en 2019 : un groupe de femmes serrées les unes contre les autres dans un couloir d’hôpital, formant une haie d’honneur, observant le passage d’une patiente allongée dans un brancard. Elles sont trente, peut-être quarante, elles se tiennent debout pour incarner la force de la sororité et pour protéger une autre femme. Car celle qui va entrer au bloc opératoire a été violée. Elle craignait le regard des hommes sur elle. La solution qu’ont trouvé les soignantes du Seattle Grace Hospital consiste à se serrer les coudes et à la fixer comme une héroïne. La honte que ressentait cette femme est lavée, au moins pour quelques secondes. Cet hôpital, c’est celui de Grey’s Anatomy bien sûr. Dans le 19e épisode de sa quinzième saison diffusée la semaine dernière, la série créée en 2005 (qui a dépassé en volume la mythique Urgences le 1er mars dernier, pour devenir le plus long drama médical de l’histoire) a montré une fois de plus sa pertinence.
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Briser le silence
Il faut le dire, avec l’âge, Grey’s Anatomy, comme d’autres avant elle, n’a plus exactement son lustre d’antan, ce mélange de soap virtuose souvent larmoyant et de commentaire social progressiste qui a fait sa gloire. Les audiences ont baissé, par effet mécanique, puisque moins de gens regardent la télévision en direct. Mais Shonda Rhimes et la showrunneuse Krista Vernoff – de retour depuis un an, après une longue pause – conservent l’obsession de se fixer au présent, d’en ressentir les vibrations profondes, voire de les devancer. Elles ont fait grandir coûte que coûte l’ADN inclusif et féministe de la série, devenu plus utile que jamais dans le monde post-MeToo, où la vigilance pourrait baisser.
Cet épisode intitulé Silent all these Years, écrit par Elisabeth Finch et réalisé par Debbie Allen, constitue un cas d’école. Il relie l’histoire de l’un des personnages principaux de la série, Jo, avec celle de cette femme arrivée aux urgences en état de choc, Abby. La première vient de rencontrer pour la première fois sa mère biologique, l’autre erre dans les couloirs avec une coupure au visage. Quelque chose clique entre elles. Bientôt, Jo prend en charge Abby et se rend compte que celle-ci a subi une agression sexuelle. L’épisode entrelace un flashback montrant la conversation inaugurale de Jo avec sa génitrice et sa gestion médicale et humaine de l’agression subie par Abby. Dans le flashback, Jo apprend qu’elle est née d’un viol, tandis que dans le présent, elle convainc de manière bouleversante sa patiente d’accepter un « kit post-viol – divers prélèvements pour relever les traces d’une agression sexuelle, très importants en cas de procès.
(Re)posséder son corps, et sa série
L’épisode suit une à une les étapes de la prise en charge psychologique et médicale d’un viol et donne à la victime une place majeure, y compris dans les moments les plus durs. Son récit de l’agression, son sentiment de culpabilité – elle avait bu de la tequila, s’était fâchée avec son mari -, sa peur panique d’être jugée et que sa plainte éventuelle ne serve à rien car elle est une femme noire dans l’Amérique d’aujourd’hui, rien n’est laissé de côté. C’est encore la peur qui guide Abby quand elle refuse dans un premier temps d’être emmenée au bloc. Il faudra cette allée de femmes pour la décider. La série crée un interstice d’écoute et de regard, un lieu sûr et non mixte pour qu’elle s’exprime et que son corps lui appartienne de nouveau. Dans l’épisode, la seule scène importante incluant des personnages masculins entre eux est une belle discussion entre un père et son fils sur le consentement.
On pourrait craindre qu’en traitant un sujet de société aussi vital de manière si didactique, Grey’s Anatomy y perde quelque chose du point de vue de la fiction. Ce serait faire fausse route. D’abord parce que l’edutainment (contraction d’éducation et entertainment) est une tradition installée dans les séries de prime-time américaines – Urgences le faisait beaucoup – et n’empêche jamais le grand récit humain de se rétablir une fois la parenthèse refermée. Ensuite, il se crée ici des images qu’aucun documentaire ni aucune enquête ne pourraient offrir.
Ces plans de femmes formant une barrière pour protéger et soutenir une victime font penser à un autre moment puissant vu dans une série il y a deux ans exactement. Avec l’épisode American Bitch dans l’ultime saison de Girls, Lena Dunham décrivait comment son personnage, venu se confronter à un écrivain célèbre accusé d’agressions sexuelles, finissait par subir le sort de tant d’autres avant elle. Les dernières images montraient plusieurs femmes marchant au ralenti vers la maison de l’agresseur, se jetant littéralement dans la gueule du loup. Il y avait une forme de pessimisme bouleversant dans le discours de Lena Dunham, sur l’impossibilité de renverser le patriarcat et ses mécanismes de domination. Il y avait aussi l’espoir que l’art y change quelque chose, pas à pas. Toutes ces femmes debout que filme Grey’s Anatomy reprennent le flambeau et y rajoutent de la force : le combat ne fait que commencer.
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