Alors que depuis quinze ans, on fait la part belle aux grandes séries dramatiques, le vent commence enfin à tourner en faveur des comédies. Trois d’entre elles se détachent, obsèdent, choquent ou fascinent.
Depuis quinze ans, il n’y en a eu que pour elles : les grandes séries dramatiques créées par des auteurs hors normes, capables aussi bien de déconstruire le mythe américain (The Wire, Mad Men) que de repenser la figure du héros (Les Soprano, Breaking Bad) voire de flirter avec la métaphysique (True Detective). En parallèle, la prétendue « crise de la comédie » est devenue une rengaine, depuis que la planète séries a dit bye bye à Seinfeld et à Friends, deux phénomènes incontestables.
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Des perles isolées ont pu jaillir à intervalles réguliers, que ce soit l’adaptation de The Office ou Parks and Recreations en passant par Curb Your Enthusiasm, Veep et Community, pour ne parler que des Etats-Unis. Mais rien ne semblait vouloir mettre en difficulté le cliché global. Le rire à la télévision appartenait au passé. C’était une illusion, bien sûr. Le genre a eu simplement la malchance historique de tomber sur une époque angoissée qui réclamait des personnages rétifs au sourire et regardait tous les autres de travers.
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Les faits sont pourtant là : le vent commence à tourner. Tout amateur normalement constitué ne peut plus ignorer la puissance des poilades contemporaines. Certaines, comme Louie et Girls, font partie des meilleures séries actuelles tout court. Le règne de plus en plus prégnant d’une forme hybride, la « dramédie » (à peu près toutes les séries de trente minutes du câble US en font partie) y est pour beaucoup. Mais quelque chose se joue aussi dans le fond. Libérées des anciennes obligations (notamment les rires enregistrés pour les sitcoms), les comédies mettent en scène de manière de plus en plus frontale ce qu’elles ont toujours exprimé en sourdine : un désir de raconter des histoires adultes en inversant le sens de la marche, partant de la légèreté pour atteindre la profondeur. Depuis le début de l’année, trois d’entre elles se détachent, obsèdent, choquent ou fascinent.
Man Seeking Woman : le monde s’échappe
A l’été 2014, la chaîne FX mettait un terme à l’aventure Wilfred, cet objet narratif bizarre où un homme se liait d’amitié avec un chien (en réalité, un acteur en costume grossier) et tentait par ce biais de remédier à ses lourds problèmes psychologiques. Adapté d’un format australien, la série s’ouvrait sur une tentative de suicide. Et il fallait en rire autant que possible. On pensait ce genre d’étrangeté impossible à retrouver avant que Man Seeking Woman n’apparaisse au mois de janvier.
Cette fois, le héros est un jeune homme d’environ 25 ans qui vient de se séparer de sa copine. Traumatisé, Josh (excellent Jay Baruchel) commence à voir la vie autrement. Plus floue. Littéralement, le réel lui échappe. Quand sa sœur lui organise un rendez-vous avec une de ses amies, il voit apparaître un troll hideux à la place de la jeune femme – une scène culte du premier épisode. Quand il se fait violence pour venir à la soirée de son ex, il constate avec effroi qu’elle sort maintenant avec… Adolf Hitler, 126 ans au compteur et toujours aussi odieusement antisémite, ce qui ne semble gêner personne. Quand il rentre avec une fille après une soirée arrosée en boîte de nuit, Josh se rend compte qu’il n’a plus de sexe : il a laissé son pénis aux toilettes, où celui-ci traîne par terre…
Cette folie donne à Man Seeking Woman l’allure d’une comédie romantique déstructurée. Il s’agit d’une plongée angoissante, drôle, malfaisante – rayer la mention inutile – dans l’âme d’un solitaire qui n’a presque plus personne à qui parler. Une question que le créateur de la série, Simon Rich, explore depuis plusieurs années dans ses romans et nouvelles, publiées notamment dans le prestigieux magazine New Yorker. Epaulé par le producteur vétéran Lorne Michaels, pilier de l’émission Saturday Night Live (plus grand pourvoyeur de personnalités comiques au monde depuis quarante ans), Rich adapte ici son roman The Last Girflriend on Earth. Il le fait avec un culot et une forme de radicalité qui n’est peut-être possible aujourd’hui que dans une comédie – quand les drames semblent parfois soumis à des contraintes de lisibilité et d’audience plus fortes.
The Last Man on Earth : solitude et survie
La solitude et la folie attenante forment également la thématique principale The Last Man on Earth, au moins dans… ses vingt premières minutes. Cette série, qui produit un effet bœuf depuis quelques semaines sur les spectateurs de la pourtant conservatrice chaîne Fox, raconte les aventures d’un type chevelu et barbu, un peu beauf sur les bords, qui a survécu à une apocalypse. Le monde est désert et lui choisit de s’installer dans l’Arizona, à Tucson, où il trompe son ennui en réalisant ses fantasmes les plus inavouables et les plus cons – comme celui de se baigner dans une piscine remplie de sa boisson alcoolisée préférée : la Margarita.
Très éloignée des standards classiques, The Last Man on Earth détonne par son rythme, plutôt lent et contemplatif, sa patience infinie pour mettre en valeur des détails, sa mélancolie crade. Quand le héros décide de se suicider mais renonce car il croise la route d’une autre survivante, puis d’une autre (mais on ne vous dira pas tout), l’affaire se complique. Une fiction de la survie s’installe, finalement pas si éloignée dans ses thématiques existentielles des aventures zombies de The Walking Dead, la violence et la putréfaction en moins. Ce “survival” (genre majeur du cinéma d’horreur) pour rire tutoie parfois les sommets, même si pour séduire sur la durée, il faudra éviter les relents trop ouvertement familiaristes – la possibilité de faire un enfant avec l’autre survivante se pose très vite et simplifie un peu tout. On aime davantage le versant autoportrait de The Last Man on Earth, porté par son créateur et acteur principal ébouriffant, Will Forte.
Unbreakable Kimmy Schmidt : la vie malgré tout
Après deux portraits d’hommes tout ce qu’il y a de plus majoritaires et hétérosexuels, Unbreakable Kimmy Schmidt apporte un vent féminin et transgenre assez réjouissant dans ce line-up des nouvelles comédies. Son héroïne, la rousse Kimmy, sort d’une quinzaine d’années de captivité sous le joug d’un gourou qui la maintenait avec quelques autres femmes dans un bunker souterrain, prétextant que dehors, l’Apocalypse avait frappé. Cette convergence avec The Last Man on Earth sur l’idée de la fin du monde est évidemment involontaire. Elle n’en est pas moins parlante : ici aussi, les gags s’empilent mais quelque chose se trame sous la surface du rire, un effritement, un combat.
Alors qu’elle emménage à New York avec un coloc gay, black et chanteur raté, Kimmy Schmidt (Ellie Kemper, stupéfiante) s’émerveille comme une gosse de tout ce que la vie peut produire, même si les autres s’en foutent. Ses références sont nineties jusqu’au bout des ongles puisqu’elle n’a pas vu le monde depuis cette époque – qui d’autre qu’elle connaît encore Moesha ? Sourire parfait aux lèvres, elle bosse pour une richissime femme de businessman qui s’ennuie dans son existence de princesse névrosée. Névrosée, Kimmy semble ne pas l’être, même si des indices, çà et là, montrent que ce personnage sautillant a vécu les pires atrocités durant sa captivité. La critique américaine Emily Nussbaum l‘a formulé ainsi : “Parfois, on dirait une série pour pré-ados – car c’est de cette manière que le personnage imagine sa vie. Mais sans aucune contradiction, il s’agit aussi d’une série sur la survivante d’un viol.” Le tout dit sous le sceau d’un humour qui percute tout, les classes dominantes comme les minorités – même si le cœur de la série penche clairement vers les deuxièmes.
Tina Fey, qui a créé Unbreakable Kimmy Schmidt avec son alter ego Robert Carlock (ex de 30 Rock comme elle), propose ici la série la plus réussie de sa carrière, par son caractère profondément étrange. Il suffirait de ne pas assez bien la regarder pour croire à une comédie comme les autres, sur-éclairée et rythmée selon des règles établies par l’industrie hollywoodienne depuis presque soixante-dix ans. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel, une néo-sitcom pop et enlevée, capable de reformuler les enjeux thématiques du genre en s’attachant à un personnage déroutant. Pour ceux au fond de la classe qui n’auraient pas écouté, répétons-le : les meilleures comédies d’aujourd’hui sont aussi des drames.
Man Seeking Woman. Sur FXX.
The Last Man on Earth. Sur Fox.
Unbreakable Kimmy Schmidt. Netflix.
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